Argument
Prisonniers d’un enclos délimité par des banderoles de chantier, circulant parmi des objets hétéroclites, quatre personnages sont à la recherche de leur mémoire et de leur identité. Mais cette quête les conduit toujours plus avant dans la folie… L’identité qu’ils veulent reconstituer, le rôle qu’ils veulent jouer, ils ne peuvent les saisir et en faire de durables certitudes parce qu’ils ont pour vocation d’explorer sans cesse les paradoxes de l’espace-temps théâtral : ce sont quatre personnages qui ignorent qu’ils ne sont que des personnages et qui le vivent comme une réalité pathologique.
Ce paradoxe n’est pas expliqué : il est la source de ce qui anime les personnages, à la source de leurs échanges, de leurs paroles, de leurs souffrances et de leurs délires.
Le ton de la pièce, très changeant, alterne l’ironie, la parodie, l’hystérie et le jeu décalé, voire un affleurement calculé du surjoué, du jouer-faux.
NOTICE
LES FIGURES est pour moi le produit de l'irrésistible tentation de faire pleinement de l'enjeu dramatique et psychologique de la pièce et de son personnage le spectacle du paradoxe propre au théâtre. Il n'est pas un seul moment de cette pièce qui ne soit traversé par le paradoxe. C'est donc une pièce présentant tous les points possibles d'une figure par là même impossible. Tout y est à la fois simultané et successif, à la fois logique et antilogique, construction et chaos, mouvement et immobilité... Utopie, forcément imparfaite et déroutante, d'un lieu où ce que l’on perçoit échappe à la condition d'un point de vue : les personnages des FIGURES ont pour essence commune - ce qui les rend inséparables - de vouloir à la fois vivre et ne pas choisir, ni être choisis. Ils souffrent d'une crise d'identité sans le moindre répit, le moindre refuge, et jouissent de cette souffrance.
Ce sont des personnages en crise, une crise qui éclate sans borne devant un spectateur qui, lui, ne cesse quotidiennement d'éviter, contraindre, compromettre la crise qui le cherche. Ces personnages se permettent de jouir de ce que l'on s'interdit heureusement de jouir - interdiction qui sauve de la folie, garde-fou. Ils portent l'expérience d'une éthique du défoulement, d'une philosophie de l'heureux chaos. Il n'y a qu'au théâtre que la vraie révolution permanente soit possible et même impérieusement nécessaire. Et n'est-il pas essentiel pour nous que le personnage de fiction existe pour céder aux tentations auxquelles on ne peut céder sous peine d'en finir une bonne fois pour toute ? Au théâtre, on ne peut jamais en finir. C'est là du personnage le rôle d'intercesseur, de héros suicidaire, de porte-parole, porte-folie, rôle de voyant dirait Rimbaud. Et c'est ce rôle même qui incombe alors à l'acteur, cette chair et ce sang sacrifiés en plein feu sur le corps toujours monstrueux du personnage...
Cette pièce que vous allez lire, ouvre un accès à ce qu'on peut appeler un centre névralgique et perceptif de la fiction théâtrale. Comme il y a un oeil du cyclone, il y a un oeil du théâtre. Oeil voyant, visible et insaisissable par soi-même, de cet entre-monde qu'est le théâtre, à la fois partout et nulle part. Je crois que s'il est si difficile de bien faire semblant, de "mentir vrai", c'est parce que cela n'est pas dans la spécificité exacte du théâtre, sinon en acceptant le mensonge comme simple convention, ce qui, au bout du compte, revient à tuer le théâtre. On est là pour mentir, mais le mensonge ne signifie pas "vrai" par l'imitation pure et simple, mais signifie "vrai" en ayant accompli la prouesse de hausser le mensonge en nouvelle vérité. Libre ensuite au spectateur d'interpréter cette vérité au coeur de celles qu'il croyait avoir fixées, dans l'urgence et les compromis de sa vie.
Ainsi, dans LES FIGURES, les personnages ne peuvent vaincre l'ambiguïté de leur être étrange, parce qu'ils en tirent toute leur substance, toute leur liberté et toute leur résistance à l'annihilation du vécu (là où apparaîtrait l'acteur dans sa nudité dérisoire). Ils tentent en vain de forcer la condition théâtrale en décidant de jouer un drame. Ils avancent inexorablement vers le centre, l'oeil du théâtre où tout est soi et autre chose immédiatement : le centre de tous les possibles autour duquel sont emboîtés tous les cercles concentriques qui forment la machine à vision du théâtre. Ils rejoindront cet oeil du cyclone qui, dès qu'il est atteint un instant, les projette d'un coup à l'autre extrémité : ils sortent du plateau, ils sont des acteurs, ils traversent les gradins, ils sont des spectateurs, ils sortent de la salle, ils n'ont jamais existé.
Les personnages des FIGURES, par leur parcours et leur crise, leur instabilité, explorent et éprouvent donc le paradoxe fondamental du théâtre dans toute son amplitude, depuis sa contradiction la plus élémentaire jusqu'à son expansion la plus aléatoire. Ils commencent par flotter puis tombent au coeur, un temps parfaitement immobiles, puis sont rejetés, car on ne peut arrêter le théâtre.
Le texte LES FIGURES a été récompensé en 2006 par un Accessit au Concours international des Arts et Lettres de France.
LES FIGURES
métamorphose en un acte
Les personnages : 3 femmes, 2 hommes + 5 hommes et/ou femmes (ou davantage)
ALBA (f)
INGEN (h)
GEIST (h)
CÉLIA (f)
Intervenants : nos1, 2, 3, 4 et 5 (ou plus) (h/f)
MIDI (f)
Durée : 1h15/1h30.
Un seul décor.
Son :
Voix du personnage Midi.
Musique d'entrée : Chamber concerto de Ligeti, Mvt2 séquence 1.
Musique de fin : Quadrivium de Maderna, Mvt.3 de 0:00 à 1:23.
Les indications scéniques ne sont pas impératives. Elles gardent une trace de la création originale de la pièce en 1994.
SCÈNE PREMIÈRE
Musique d'entrée : Chamber concerto de Ligeti, Mvt2 séquence 1.
Le plateau, entouré par des banderoles de chantier attachées à des cônes orange et blancs, est couvert de multiples éléments de décors (grands cartons, chaises dépareillées, un grand fauteuil miteux, des vieux vélos…). Le sol est, par endroits, couvert de papiers divers, de chiffons... Les couleurs dominantes : orange et blanc. Au fond à gauche et tourné vers la gauche, le fauteuil où est assise Alba. Au fond à droite, un grand carton blanc, de la taille d'un homme, d'où sortiront les autres personnages. Entre la scène et le public, une zone dont le statut est ambigu : une rangée de chaises où déjà deux des intervenants sont assis. Mais les intervenants peuvent être, et c'est même préférable, installés, de face, sur une passerelle qui surplombe le plateau, au fond (au niveau du carton et du fauteuil). On y accède par deux échelles placées de chaque côté (jardin et cour) tombant à l'extérieur de la frontière délimitée par la banderole. Les intervenants descendront et remonteront par là, Midi se plaçant au milieu d'eux, un éclairage blanc et franc sur elle. Les intervenants sont éclairés en bleu, eux-mêmes habillés dans les dominantes bleu et blanc.
Lumière douce et dorée, plus intensément dorée dans le fond à gauche vers lequel regarde Alba. On éclaire d'abord Alba, puis Ingen et enfin le tout lorsque ce dernier va en avant-scène et dit : "j'ai des témoins ».
(1) ALBA : C'est la fin de l'après-midi... Ça se voit... très nettement... La couleur sur la montagne... rouge... orange... peut-être du violet... bleu... vert... Quelle idée ! (silence) Les arbres se balancent... Je vois... tout là-bas (mettant sa main au-dessus des yeux comme pour voir loin) tout là-bas... On les voit à peine... On ne les voit pas... Ils sont trop loin... C'est l'été... Ça aussi on le voit nettement... C'est tellement bon la fin de l'après-midi... surtout quand le ciel est sans nuage... pur... et qu'on peut voir les étoiles... alors que la neige couvre tout... et qu'on est bien au chaud... Oui, c'est ça... chez soi... pendant que tout le monde grelotte sous la pluie et le ciel gris (silence)... Je paresse... Je rumine... Je végète... Je pourris... Je fonds... Je me dilue (silence) Je vois... mais c'est peut-être autre chose... Non... je ne me souviens pas... C'est la fin de l'après-midi, ça se voit... C'est trop loin, disparu ! (silence) Lentement... soupçon après soupçon... goutte après goutte... suçon après suçon... J'oublie goutte après goutte, point par point... ça y est... J'ai perdu le fil... C'est parce que je perds mon sang... Il y en a partout... C'est salissant... indécent tout ce sang... C'est pas pour de vrai... Je m'assèche... Je ne suis plus qu'une vieille peau étendue sur la terre... bientôt pulvérisée dans un simple petit coup de vent... bientôt... bientôt (petit cri) Ce n'est pas réjouissant tout ça... surtout quand on a soif... sur cette terrasse exposée au soleil... au soleil morne... feu sinistre... ces tropiques sont un enfer... On étouffe ! On étouffe !! Garçon ! Une orangeade ! Garçon ! Un sirop d'orgeat avec des milliers de glaçons ! C'est la grande mode en ce moment... C'est ça, le luxe... C'est ça, la ville ! la campagne ! La montagne ! C'est ça, la côte d'azur ! Ce qui vous rend si belles, mesdames! Ah! Le joli sourire... la taille mince... et quelle élégance ! Quelle séduction! La côte d'azur, escalope d'azur... Ma chérie, montre moi ta côte d'azur... (excédée) Garçon-on-on !
(2) INGEN : (Sortant du carton côté cour, il marche voûté et boiteux, il porte de la main gauche un plateau avec dessus un verre transparent vide) Voilà, voilà, voilà... voilà... voilà (Il tend le plateau à Alba, il est à sa gauche, elle boit longuement et repose le verre) Et voilà (Large sourire factice. Ils restent tous deux immobiles et silencieux)
(3) ALBA : Merci Ingen... C'était délicieux (il reste immobile, elle soupire) dommage que vous n'ayez aucune conversation.
(4) INGEN : Et voilà, ça ne m'étonne pas!
(5) ALBA : Comment, ça ne vous étonne pas ? Et voilà, ça ne vous étonne pas.
(6) INGEN : Ben, ça ne m'étonne pas, et voilà...
(7) ALBA : (inquiète) Ah?
(8) INGEN : Eh oui... Ça ne m'étonne pas que vous ayez trouvé ça bon... C'est sûr, c'était facile... puisque le verre était vide... n'est-ce pas Madame?
(9) ALBA : (irritée) Bien sûr ! Maintenant que j'ai bu ! Il est vide !
(10) INGEN : Non, non, non, il a toujours été vide, je l'ai apporté vide.
(11) ALBA : (Sûre qu'il n'y parviendra pas) prouvez-le ! Ce qui est passé n'est pas ! Est seulement ce qui est maintenant... Restons-en là... (Ingen, en articulant et en murmurant, précède chaque partie de la phrase suivante) Nous sommes ce que nous sommes, voilà tout, c'est tout simple, et ça ne coûte pas.
(12) INGEN : Vous voyez, je vous l'avais dit... (levant le verre, regardant dedans) Il n'est même pas humide.
(13) ALBA : Il fait chaud ici... tout s'évapore très vite (froidement) Moi-même je fonds à vue d'oeil.
(14) INGEN : Moi je vous dis qu'à vue d'œil, ce verre était...
(15) ALBA : S'il vous plaît Ingen ! Ingen... n'ayez aucune conversation... C'est comme ça que je vous aime... Je vous en prie... Merci Ingen (silence, pas un geste) Et puis d'abord, je ne vois pas pourquoi un verre vide serait for-cé-ment bon... ni pourquoi un bon verre serait forcément vide… Vous voyez où ça nous mène...
(16) INGEN : Mais, le verre étant vide, il est plus FACILE de le trouver bon... parce que ce qui n'est pas est plus FACILE que ce qui est.
(17) ALBA : Mais... vous dites n'importe quoi Ingen... Vous êtes fou... Vous jouez sur les mots, voilà tout... Mauvais esprit... esprit mauvais.
(18) INGEN : (N'y tenant plus) Vous aussi... na ! (Se tournant vers les deux rangées de chaises, alors qu'un autre intervenant entre côté jardin avant et s'assoit (4)) J'ai des témoins... Ils ont bien vu... Ils peuvent répéter... (Aucune réaction malgré l'insistance gestuelle d'Ingen. Plus bas) « C'est comme ça que je vous aime... gna gna gna... » Pour aimer, faudrait au moins ne pas oublier... Il faudrait... ne jamais cesser de se souvenir... ne faire que ça... en fait... (Effort de réflexion) Tout ça, c'est trop compliqué...
(19) ALBA : Ça y est ? Vous avez fini ? Vous n'êtes pas drôle... (Pendant la suite, Ingen souffle à Alba "c'est pas ça" de plus en plus fort en souriant au public, comme pour une réelle erreur de texte) Vous le savez bien que nous n'avons plus d'eau, plus d'orangeade, plus de sirop d'orgeat, plus une goutte de whisky, plus rien, plus rien que la mer à boire, immense autour de nous... et imbuvable. C'est ça... une immense soif et rien à boire...
(20) INGEN : Vous êtes malade... la fièvre, souvenez-vous.
(21) ALBA : Une femme ne peut jamais être (mine dégoûtée) "malade"... Elle est souffrante, indisposée, elle n’est pas visible... (Ingen trouve la nuance très mince... Elle se lève, elle prend un vieux parapluie sans plus de toile qui traînait et elle mime jusqu'au bord du plateau côté jardin en avant scène) Je suis sur un fil, sur une lame de rasoir, il faut bien tenir en équilibre, ce n'est pas simple, avec cette ombrelle (Ingen l'imite sans avancer, un autre intervenant entre à ce moment (5), du même côté, s'arrête devant elle et tend le bras en l'air pour agiter la main devant ses yeux) Oh... j'ai le vertige (l'intervenant 5 va s'asseoir) Je pourrais me tuer... (vers Ingen qui se retourne pour ne pas voir ça) Je pourrais me tuer ! (devant l'absence de réaction) Mais ce n'est pas drôle... Il faut espérer que je retrouverai mon
chemin toute seule, comme une grande (allant, vexée, se rasseoir. Elle change de sujet) Je sais déjà mon nom : Alba... Alba... c'est un très joli nom... Je remercie celui qui me l'a choisi... car ça ne peut pas être de moi.
(22) INGEN : Pourquoi CELUI ? Pourquoi pas CELLE ? Obsédée !
(23) ALBA: Vous êtes d'une humeur détestable... d'une humeur... (cherchant) d'un pessimisme... stérile... Les misogynes sont tous des impuissants... Ça vous tuera, na ! (Silence. Ingen commence à revenir sur ses pas) Quel est votre nom déjà ?
(24) INGEN : Ça dépend... Ça dépend sûrement... Trouvez-moi quelque chose qui ne dépende pas sur cette terre ? Ne répondez pas, c'est une fausse question... (Partant d’un rire traînant et idiot).
(24bis) ALBA : Très drôle.
(24ter) INGEN : Oui, très drôle... Georges, Hubert, Humphrey, Oreste, Stanley, Victor... Je vous les donne dans l'ordre alphabétique, car je n'ai pas de préférence... Restons équitables avec ce qui n'a aucune importance réelle.
(25) ALBA : Très bien Ingen... Vous pouvez disposer... Vous disposerez... (y réfléchissant) Non, tu proposes et je dispose... Ce serait toutefois plus juste de dire : propose-moi de disposer et je disposerai de ta disposition.
(26) INGEN : (Posant le plateau) Quand je voudrai... Quand ça me plaira... Tu es à ma merci en vérité (Il grogne de façon ridicule)... Plus que tu ne pourrais le croire (Reprend son grognement. Pendant ce temps un intervenant s'accoude à la rambarde et, avec une canne à pêche, il fait planer une paire de ciseaux vers Alba)
(27) ALBA : Je ne crains rien... Qu'est-ce que tu crois ?
(28) INGEN : On ne peut pas me résister... me vaincre (Reprend son grognement)
(29) ALBA : Et te vaincre pour quoi ? Il n'y a rien à gagner ! Tu peux disposer. Et ne joue plus sur les mots (Elle saisit les ciseaux, coupe le fil qui les tient et menace Ingen) Ou je te coupe la langue.
(30) INGEN : (Il vient derrière elle et pose sa main droite sur la tête d'Alba. Elle crie continûment comme si un docteur lui demandait de faire "ah". Il lâche la tête et s'agenouille d'un seul coup devant elle) Pardon, pardon... Accordez-moi votre pardon... je suis un médiocre… tortionnaire.
(31) ALBA : Oui... même pas mal !
Un intervenant vient sur scène et prend le verre, bouscule Ingen en passant et revient s'asseoir.
(32) INGEN : (S'avançant à quatre pattes… Alba pense qu'il est vraiment fou) C'est insupportable ! Pour qui se prennent-t-ils ? Ils débarquent comme ça... sans prévenir... comme chez eux... Il faudrait prendre des mesures... Ils en prennent trop à leur aise... Ça leur prend comme une envie de pisser... C'est à prendre ou à laisser... Ça vous prend là et ça ne vous lâche plus... Ça prend... Ça prend !
(33) ALBA : Oh Eh ! Silen-en-en-ce (Il se relève et va au coin à droite en avant, elle pose les ciseaux et elle tend la main gauche devant elle, il la regarde) Tu sais ? Quand je fais ce geste... Je sens bien que ma main n'est pas seule... Ça me caresse... Je tiens peut-être bien la main d'un fantôme... Il m'aime...
(34) INGEN : Obsédée ! (Elle se retourne, il détourne la tête pour ne pas affronter son regard et va s'asseoir par terre, scrutant, effrayé, autour de lui, Alba ne cesse de montrer des signes d'agacement) Je n'aime pas les fantômes... Ils me mettent mal à l'aise... J'ai l'impression que je ne suis qu'une ombre parmi des corps invisibles... peut-être plus réels que moi... Et puis il y a des moments... où l'on n'est jamais assez seul... On voudrait même ne pas être là pour se voir... ne pas assister à ça... être épargné de soi-même... (Très timidement) N'est-ce pas ?
(35) ALBA : Mais nous ne sommes que des ombres... de toutes façons, hum? C'est pas ça ? Il fallait dire autre chose ?
(36) INGEN : je ne suis pas d'humeur à me suicider... Ils sont là ? (Il se relève, tourne sur lui-même en faisant de grands gestes comme pour écarter les fantômes) Ils peuvent me regarder à tout instant... dans tous mes instants... même les plus intimes... car j'ai des moments de profonde intimité (fièrement)...
(37) ALBA : Je te les laisse volontiers... (Dégoûtée) Épargne-nous ça... Maintenant, cesse donc de philosopher ! Dispose ! Dispose ! (Orgasmique) : Ah ! Oui !
(38) INGEN : Et ça viendra… de soi-même ?
(39) ALBA : De quoi tu parles exactement ?
(40) INGEN : Ah, c'est malin ça ! Je ne t'en demande pas autant !
(41) ALBA : Tais-toi (Silence, les intervenants applaudissent mollement, quelques-uns crient "Bravo !") J'attends... J'attends... C'est évident (Ingen s'endort par terre, en rond) Il viendra... Comment pourrait-il me laisser là ? Me laisser là ? Toute chavirée... toute vulnérable... Attendrie ? Abandonnée ? Languissante ? Toute? Je ne sais plus...
Un intervenant (1) vient sur scène et donne des coups de pieds dans Ingen qui s'étire et gémit
(42) INGEN : Non ! non... Je ne suis pas un ver de terre... (Méchant) Un gros ver de terre... une énorme larve... (Il prend son agresseur par les jambes, les autres intervenants crient "Aïe! Au secours ! Ouïe ! Hi-han ! Meuh ! Bravo ! Pinpon pinpon ! et ce jusqu'à la réplique 43) et je vais te bouffer... Je vais t'écrabouiller dans mon intestin... J'évacue l'inutile... Je réduis à l'essentiel... Je fais la somme...
Un autre vient et lutte vainement pour le dégager. Il sort un sifflet et souffle dedans. Un autre encore les rejoint. Une fois le premier libéré, ils retournent tous à leur place.
(43) ALBA : Je ne sais plus... Il était beau.
(44) INTER n°3 : Il était brun.
(45) INGEN : (S'approche d'elle) Il me semble bien revoir sa figure... Il était brun.
(46) INTER n°1 : Mais non, voyons, il était blond !
(47) ALBA : Blond.
(48) INGEN : Et... et si c'était moi ? Je commence déjà à m'en souvenir... Oui ! (Orgasmique) Oh ! Oui !
(49) ALBA : (Le regardant avec dégoût) Voyons... Tu n'y penses pas... Tu es... un animal.
(50) INGEN : Et alors ? La Belle et la Bête !
(51) ALBA : (Après un signe de consternation) Non, c'était un beau marin... (Ingen prend en main un aspirateur et fait semblant de le passer, deux intervenants imitent le bruit de l'engin)
(52) INTER n°2 : Qui sentait le poisson ! (Rires prolongés, forcés et faux des intervenants, puis silence. Un autre se réveille en retard et commence à pousser un rire ridicule et monotone. On le fait taire)
(53) ALBA : La tempête l'a conduit jusqu'ici... jusqu'à moi... esseulée
(54) INTER n°3 : Qui ça ? Elle ou lui ?
(55) ALBA : (Plus fort et prononçant le "e" muet final) Esseulé-eu sur mon immense royaume superbe et désolé.
Les intervenants râlent contre le n°3, qui hausse les épaules. Deux autres reprennent leur imitation de l'aspirateur.
(56) ALBA : Je ne sais plus... Je dois confondre... Tout s'embrouille... J'ai mal à la tête.
(57) INGEN : (S'arrête milieu avant-scène, tenant l'aspirateur) Lui il doit le savoir de toute façon... Et puis, il a dû trouvé un bon médicament... depuis le temps... Ne vous inquiétez pas... Il est le médecin du bord... Nous sommes loin de la côte, c'est pour ça qu'il faut l'attendre longtemps... Mais ça va passer... J'en prendrai aussi... Je ne me sens pas très bien... tellement absent... pas dans mon assiette... Je devrais me recueillir (Il se met à genoux en tenant l'aspirateur devant lui).
Un intervenant (1) vient et met sa main sur son front pour sentir s'il a de la fièvre, il se retourne vers les autres et fait un signe négatif de la tête en disant "Il ment". Un autre (2) vient lui pincer le nez, Ingen ouvre la bouche, l'intervenant tape du doigt sur l'aspirateur et Ingen fait "Aaaaah", tous les autres intervenants reprennent à l'unisson jusqu'à hurler, puis Ingen referme la bouche, le second fait le même signe en disant "Je confirme l'expertise de notre éminent confrère." Ils vont se rasseoir, ils se congratulent.
(58) ALBA : La mer est plate... Le ciel est immobile... Les galets sont déserts... Il y a du soleil qui vient percer d'un seul coup les nuages. J'ai un peu peur Ingen... Je suis un peu triste... Je me sens seule... mais je n'ai pas froid... Je vais me baigner tous les jours... L'eau est bonne... Le sable est fin... Les vagues sont belles... Je fais des rencontres... J'ai une aventure avec un garde-côte... Il fait l'amour comme un dieu et je suis sa déesse... Grosses bises, à bientôt. (Silence) Toujours à attendre et chercher ce qu'il peut bien y avoir de vrai dans tout ça... On dit "la vie", "la vie"... "C'est la vie"... "Tant qu'il y a de la vie"... "La bourse ou la vie !"... Tout ce fatras... des mouches, des mouches qui nous bouffent... nuages de mouches...
(59) INTER n°1 : Ah non ! (Il se lève et déroule un parchemin de sa poche et le montre aux autres) C'est inadmissible... dégénéré... Il faut censurer !
(60) INTER n°2 : Ça n'aurait plus aucun sens. Remarquez, je ne veux pas faire de mauvais esprit, mais... Et puis, Ut specie aeternitatis. (Tous disent alors "Alleluia !").
(61) INTER n°1 : C'est bien du sens dont il est question... quelque part... On ne peut pas tout laisser faire... le tout et le n'importe quoi. Est modus in rebus ! (Tous les autres de reprendre : "Alleluia !")
(62) INTER n°3 : Un peu libres... Liberté, ressort comique des hommes... On s'ennuierait sinon... Liberté... "Liberté"... Vous voyez, ça me ferait presque rire... Et puis, il faut instruire en amusant... Le ludique… Panem et ludus…
C'est ce qu'on dit... Je l'ai entendu dire... Je l'ai entendu distinctement.
(62bis) INTER n°1 : Non, panem et circensens…
(62ter) INTER n°2 : Ça l’fait moins…
(63) INTER n°4 (au n°3) : On connaît vos opinions. Tout n'est qu'un cycle... Mais vous l'avez entendu comme moi... On a bien entendu... Elle a dit "vrai"... "ce qu’il peut bien y avoir de vrai"... Elle commence là, la décadence, le début de la fin, elle est bien là ! C'est clair ! Distinctement.
(64) INTER n°3 : Vous m'accusez d’hérésie ?! Distinctement. (Tous poussent alors des cris de panique).
(65) INTER n°2 : Mais non, mais non... Juste pour ce mot-là. Votons. (Tous lèvent la main sauf le troisième (3))
(66) INTER n°3 : Le bien est parfois du côté d'un seul parmi toute une assemblée de... de... soit... Il vaut mieux que cela ne s'entende pas en haut lieu... Ne nous montrons pas en spectacle. (Il lève aussi la main)
Le second fait signe à Alba de continuer.
(67) ALBA : Grosses bises, à bientôt... toujours à attendre et chercher ce qu'il peut bien y avoir de (Un intervenant (5) donne un coup de sifflet pour remplacer le mot "vrai") dans tout ça... j'ai tort d'attendre, il ne viendra pas... Il en est peut-être au même point que moi... à zéro.
Entre alors une femme parmi les intervenants, étonnés, qui la saluent. Elle porte un masque et une perruque volumineuse.
(68) INGEN : Vous avez...
(69) INTER n°1 : Silence
(70) INTER n°2 : Vous êtes ?
(71) MIDI : (Sa voix est pré-enregistrée. Elle ne doit pas visiblement parler au même rang que les autres, parmi eux, "ça" parle par elle, ponctuant toujours les paroles de coups de petites cymbales indiennes signalés par : *) Vous le saurez * en temps voulu.
(72) INTER n°3 : Et on peut savoir qui l'a voulu ce temps ? Histoire de savoir. C'est vrai quoi! Histoire de mettre un nom sur les choses...
(73) INTER n°4 : Qui vous envoie ?
(74) MIDI : * Vous avez à me craindre * Ma naissance ouvrira le seuil interdit
(74bis) INTER n°2 : Eh ben ! Ça s'annonce bien !
(74ter) INTER n°4 : Moi, les gens qui c'la joue ! Comme ça... L'air de vous dire "Vous n'pouvez pas comprendre !".
(75) INTER n°1 : Et vous êtes ici pour quoi faire ?
(76) INTER n°3 : Si ça continue comme ça, nous allons bientôt épuiser toutes les questions que nous connaissons.
(77) INTER n°4 : Tant mieux ! J'ai toujours voulu savoir combien nous en avions exactement.
(78) INTER n°2 : Je ne reviendrai sur aucun des acquis auxquels ma fonction me donne droit
(79) MIDI : (Chaque phrase est ponctuée par des réactions bestiales des intervenants) L'heure est proche... Le soleil monte et vous disparaissez dans sa lumière * Votre temps est compté * Je suis l'entaille d'où vient le sang * par où passe la lumière * (À ce moment un des intervenants donne un coup de sifflet, très content de sa trouvaille. Les autres le regardent et, craignant la réaction de Midi, lui font signe de ne pas se faire remarquer. On lui confisque le sifflet) Vous continuez à jouer sans vous rendre compte *. (Elle s'assoit, ils font de même, l’un d’entre eux fait signe à Ingen)
INGEN se relève, recule en levant l'aspirateur et s'élance vers l'avant comme pour jeter l'aspirateur dans le public, perdant la raison de ce qu'il fait en cours de route, il s'arrête et va remettre l'aspirateur où il l'avait pris
(80) INGEN : Vous avez... oublié
(81) ALBA : Hum ? Pardon ?
(82) INGEN : Vous avez oublié !
(83) ALBA : Mais quoi, à la fin ?!
(84) INGEN : C'est l'heure du thé... le "tea"... Je m'appelle Sébastien... My name is Sebastian, le bateau est immobilisé parce que les machines sont en panne et que le vent est tombé... Il fait chaud... On est moite... (Un intervenant : "Beurk !) Je suis là pour vous servir... mais secrètement, je vous aime à en devenir fou... Je ne vous le dirai jamais... mais je rêve souvent de vous... J'ai des fantasmes... Je vous vois nue, vous vous déshabillez, non, je vous déshabille, non, vous vous déshabillez, devant moi... Vous découvrez les parties les plus intimes, les plus obscènes de votre corps... Vous prenez des poses obscènes... Des poses... Alors vous... vous commencez à vous...
(85) INTER n°1 : Ah non ! ça recommence !!
(86) MIDI : *
(87) ALBA : Je n'ai rien entendu... ( Ingen allant reprendre son discours ) mais c'est inutile de répéter, merci... (Silence) Vous avez dit : "le bateau est immobilisé parce que les machines sont en panne et que le vent est tombé... mais les machines ont-elles donc besoin de vent pour tourner ? C'est un bateau ou un moulin? (Morne) Quel vieux farceur ce Ingen ! Il me fera toujours rire. (Les intervenants poussent des rires forcés)
(88) INGEN : Bon... Je me suis trompé... pourtant... enfin... au moins j'aurai essayé...
(89) ALBA : Qu'attendez-vous ?! (Ingen interroge du regard Alba puis les intervenants ) Voyons, Sébastien ! À quoi rêvez-vous ? Le thé ! (Ingen retourne dans son carton) Il a un bon fond... Je crois qu'il est amoureux de moi... Il voudrait me toucher (Ingen ressort vers elle en tendant les mains)... me déshabiller... Il du mal à se contrôler... mais je préfère ne pas y penser! (Contrarié, il rentre dans son carton) Les amours à sens unique, ça comporte toujours quelque chose de pas propre... comme les adolescents qui regardent les photos porno en se... en se... enfin bon.... C'est dérisoire (INTER n°2 vient devant elle, avec une lumière en serre-tête, comme les oto-rhinos, s'assoit et la fixe du regard) Je sais bien... Je sais... Ce n'est pas joli à voir non plus... Mais à quoi bon ? Pour quoi faire ? Et pour qui ? Il ne reviendra pas... D'ailleurs est-il seulement venu une fois?... Pour me laisser là... sans connaissance... On croit que c'est pour vous... et puis... finalement... à moins que... en fait... l'ai-je vraiment vécu ? C'est encore un mensonge sûrement (Elle détourne la tête) Il n'y a rien à voir... Tout se disperse... On n'arriverait même pas à fixer ses yeux sur quelque chose de précis... Moi-même, j'évite les miroirs... Ils se désorientent en me voyant... Ils ne savent pas quoi refléter... Je sais bien qu'il n'y a peut-être plus de miroir ici.... On perd tout... Le courant est trop fort... Tout s'en va... C'est la faillite...
(90) MIDI : *
(91) INTER n°2 : Ce n'est qu'un moment difficile à passer... avant une étape supérieure de notre oeuvre
(92) INTER n°1 : Il nous reste des atouts... Ce n'est pas si grave... Un peu de tâtonnement, c'est tout... Il ne faut pas se fier aux apparences... Pensez bien qu'on vous aurait tout de suite prévenue... Ça ne peut pas aller bien loin.
(92a) INTER n°4 : Ce n'est peut-être pas sans intérêt... de voir... jusqu'où ça pourrait aller... Je veux dire... comme ça... d'eux-mêmes...
(92b) INTER n°1 : Il n'en est pas question. Il n'en est pas question. Il n'en est pas question.
(93) INTER n°3 : (à Midi) Je croyais que vous ne deviez pas intervenir... qu'on devait ne se rendre compte de rien... Ah! (Les autres reprennent ce "Ah!" démonstratif mais en l'exagérant jusqu'au hurlement).
(94) MIDI : *
Ils se rassoient tous.
(95) ALBA : Je n'insiste plus... Je m'appelle Alba. On m'a dit que c'est le nom d'une ville... Les tulipes me déplaisent, elles m'angoissent... Il faudra chercher de ce côté... J'aime le bord de la mer... Je ne confonds jamais les bateaux et les moulins... Je ne prends jamais le bateau... Et je ne bois jamais de sirop d'orgeat... Je suis bien mieux que ça... Je suis pure... débarrassée de l'inutile... Je l'attends... Dans un autre temps, c'était un héros ! Dans un autre temps... peut-être bientôt.
NOIR
SCENE 2
Même décor mais avec des objets en plus, Ingen, debout face au public, regarde en l'air une lumière fixée, plus intense sur lui. Alba est assise par terre en avant-scène. Geist est debout au fond, regardant en face de lui, près du fauteuil.
(96) INGEN : (Dans un élan mystique) La grosse boule de feu... Elle monte, elle monte... Le poing serré d'énergie... l'abolition des apparences... (La lumière s'éteint) Peu importe après tout... C'est bien ailleurs qu'on trouvera des figures célestes familières... (Réfléchi, en regardant Alba) Tu es belle... (Il s'approche d'elle, elle remonte sa robe pour le provoquer) J'ai vraiment envie de te dire... te dire vraiment... Je ne suis pas un homme... Tu avais raison...
(97) ALBA : Un pauvre corps... un amas d'éléments qui a manqué son humanité... (Sinistre, changeant complètement de sujet, elle seule éclairée) Je n'ai pas envie que l'homme que j'aime... et qui m'aime... ne soit plus qu'un squelette dont la peau se détache...
(98) INGEN : (Éclairé lui aussi) J'ai toujours été un élève dissipé... Je n'arriverai pas à te garder... Tout ça prend une direction inattendue... mais je suis heureux de cet inattendu... J'ai l'impression qu'on commence à y gagner quelque chose... quelque chose d'important... qui résiste à la dure réalité... mais j'ai encore tellement de mal à tenir les morceaux ensemble...
(99) ALBA : Manqué ses humanités... (Retour au plein feu initial)
(100) INGEN : Je ne plaisante pas... Je ne joue plus... (S'élance pour sauter par-dessus la banderole, en vain) C'est vrai que je ne suis pas un bon élément... Les dieux ne m'ont pas gâté... et il n'y avait pas de quoi faire... Je suis sûr qu'ils souffrent de pénurie... (Retournant vers son carton) Je suis un raté... (Revenant vers elle) et puis vous avez tort d'attendre après lui pour vous refaire une santé... pour vous refaire un visage... (Prenant un ton niais d'évangéliste) Alba, nous y arriverons, forcément, à force... de tendresse, d'amitié, d'attention... de tendresse... pour laisser se recueillir un peu plus de vie... Un jour tu me reconnaîtras, et moi-même je vais me reconnaître.. d'un seul coup... Ah ! Te voilà enfin.... Mais oui ! C'est bien moi....
(101) ALBA : Et tout le monde applaudira, j'entends ça d'ici (Les intervenants applaudissent en renfort, font la holà puis s'arrêtent d'un seul coup) Je ne goûte pas à ce genre de mièvrerie....
(102) INGEN : Pourquoi en être là ? Ici ?! (Désigne le plateau)
(103) ALBA : Une enfance malheureuse ?
(104) INGEN : Non... voilà bien quelque chose dont je ne pense rien...
(105) ALBA : Une erreur de la science ? (Ingen donne un signe de négation) une erreur de la Nature ?
(105a) INGEN : Oui... (Se regarde) Non.
(105b) ALBA : Des parents alcooliques ?
(106) INGEN : J'ai peut-être des antécédents... Ce serait une bonne chose... Ça nous ferait évoluer dans le bon sens... Non.
(107) ALBA : (Elle se lève, le remue) Tu pourrais faire un effort ! Ne te fais pas plus amnésique que je ne le suis ! souviens-toi ! (Aucun effet) Oh ! Et puis, pour quoi faire ? (Elle va se rasseoir dans son fauteuil) Nous sommes encore des nouveaux-nés... à notre âge... Tu te rends compte !
(108) INGEN : (Prenant la démarche trop assurée du séducteur, venant derrière elle, posant sa main droite sur son épaule) Te souviens-tu ? La mer, les dunes, (Des intervenants imitent les mouettes - cris et gestes -, elle retire la main, il pose l'autre sur son épaule gauche) Le vent, le soleil, nos corps nus... (Elle se lève brutalement, outrée, il la regarde) C'est comme la bicyclette, ça ne s'oublie pas... d'ailleurs, on était en vélo souvent... Ils étaient verts tous les deux... (Alba voit Geist et s'approche de lui, Ingen fait vainement signe à Alba) Il fait froid ici (Il va côté cour, face contre le côté). Je ne suis qu'une gargouille, je me suis reconnu à Notre Dame, j'ai dû fréquenté beaucoup les bénitiers... Il ne fallait pas boire autant d'eau... On devient une grenouille, quoi… (Alba tourne autour de Geist) C'est idiot, quoi... Pourquoi je ne saurais pas tout, quoi ? Peut-être que je sais tout... et c'est simplement ça que j'ignore, quoi...
(109) ALBA : Tais-toi, imbécile ! On pourrait t'entendre (désignant Geist)...
(110) INGEN : Ah ! Tout de même ! Ce n'est pas trop tôt ! (Il se colle du scotch sur la bouche)
(111) ALBA : (À Ingen) Quelle honte ! (Pendant cette tirade, amoindrissement de la lumière jusqu'à la pénombre. Observant de près Geist et tournant autour de lui) Avec tes yeux tu dois savoir regarder ce qui est beau, tu dois savoir séduire, avec tes bras tu dois savoir la serrer fort et chaudement, avec cette bouche tu dois parler, respirer, goûter à ce que tu aimes, crier ! à la face invisible des esprits volatiles que tu sais comment caresser... Tu dois savoir rêver, avec elle entre des feuillages rouges... Tu dois écouter la pluie sur les carreaux de la fenêtre... Tu dois fumer, parfois, exclusivement pour le plaisir... Tu dois dormir maintenant, tu dors sûrement, loin d'ici... et la belle image que tu m'envoies (Elle le caresse) C'est ton messager, avec ses ailes qui palpitent dans sa poitrine (Elle met son oreille au niveau du coeur) Je l'entends, l'oiseau qui vole... Pose-toi ici... (Elle s'écarte de lui, vient vers l'avant scène jardin en regardant devant elle, mais en pensant à lui, qu'il va s'animer) Viens... Ne me donne pas qu'une image... (Puisqu'il n'y a pas de réaction, elle revient vers lui et lui parle directement) Il me semble bien te connaître... sur un trottoir à Florence... sur le pont du bateau... à Carthage... dans une montgolfière...
(112) INGEN: (Il enlève le scotch) Ça ne s'arrange pas notre affaire, hein ? On y voit de moins en moins clair... (Il recolle le scotch)
(113) ALBA : Et qu'est-ce que tu voudrais voir crétin ?! Demande un peu pour voir ! Demande ! Et tu verras...
Ingen s'assoit et ferme les yeux,Alba s'appuie, debout, au dos du fauteuil et ferme les yeux.
SCENE 3
Un intervenant (1) vient sur scène parler à Geist, au fond au milieu, qui se réveille soudain de sa paralysie.
(114) INTER n°1 : Comment peux-tu rester là, sans répondre, en faisant comme si tu n'y étais pas ?
(115) GEIST : Et pourquoi pas ?
(116) INTER n°1 : Pourquoi pas ?!
(117) GEIST : C'est ça, oui, c'est bien ça.
(117b) INTER 1 : (Il ausculte Geist, tâte le pouls, l'écoute, palpe ses joues, lui penche la tête) Comment te sens-tu ?
(117c) GEIST : Comment je me sens ? À vrai dire... "me sentir" n'est pas le mot juste... C'est difficile ces choses-là
(117d) INTER 1 : (En continuant l'auscultation : l'oeil, l'oreille... ) Difficile comment ? Jusqu'où... jusqu'à quel point te sens-tu ?
(117e) GEIST : (Va en avant scène jardin et l'intervenant le suit) Oui... peut-être... une certaine limite... mais je pourrais très bien passer au-delà... C'est un horizon artificiel... peut-être le crever... d'un coup de poing (L'intervenant 1'esquive, Ingen aussi en même temps : il voit la scène, l'imagine, les yeux fermés, elle peut aussi se passer réellement à côté de lui) une toile de fond.
(118) INTER n°1 : Fais attention... Ce n'est pas toi qui tire les ficelles... Tu savais pas ça, hein? Un faux pas, et tout casse, tu t'écroules ! (Il lui tire l'oreille et l'oblige à se mettre à genoux) Ça fait si longtemps qu'elle est partie et tu ne fais rien pour la retrouver, en prétextant qu'on a perdu sa trace... Ça tient pas debout cette histoire ! Répète ! Où te trouves-tu exactement?! Explique ! (Mettant à genoux Geist en lui tirant l'oreille, les autres intervenants crient : "Vas-y ! Tue-le ! Mord'z'y l'oeil ! Faut qu'ça saigne ! Du sang ! Du sang ! À mort ! À mort ! Alléluia !) Raconte ! Avoue ! Avoue !
(119) GEIST : Je te présenterai Célia... Tu verras, elle fera l'affaire... J'ai mon idée... Tu parles sans savoir... Tu ne sais presque rien en vérité...
(120) INTER n°1 : Mais c'est qu'il se prendrait vraiment pour le héros ! Que sais-tu donc de plus ?
(121) GEIST : (se relève ) C'est différent... J'en ai plus à dire que toi... (Il lui montre une banderole de papier qu'il sort de sa poche, l'intervenant veut la prendre, mais Geist la remet dans sa poche, en même temps Ingen a fait le même geste que l'intervenant pour saisir le papier, Geist fait des allées et venues du carton jusqu'au tabouret côté cour avant, anticipant la venue de Célia et répétant son parcours).
(122) INTER n°1 : Il n'est pas sûr que je dise seulement ce que je sais... ni que je sache seulement ce que je dis... Ah ! (Un intervenant : "C’est bien envoyé !")
(123) GEIST : Votre esprit est un nombre limité...
(124) INTER n°1 : (Il arrête Geist) Et toi ? Hein ? Puisque tu fais la forte tête... Te souviens-tu de ta mère ? de ton père ? de ton grand-père ?
(125) INTER n°2 : Et ta soeur ! (Les intervenants poussent des rires lamentables, celui qui est sur scène leur fait signe d'arrêter et ils obéissent immédiatement)
(126) INTER n°1 : Te souviens-tu ?
(127) GEIST : Tu n'as rien à me demander... Je ne sais plus... peu importe... Ce n'est pas l'essentiel...
(128) INTER n°1 : Ah ? Et c'est quoi l'essentiel ?
(129) INTER n°3 : C'est le principal ! (Nouveaux rires forcés)
(130) INTER n°1 : Silence ! Personne ne bouge ! (Silence)
(131) GEIST : (Reprend ses allées et venues, l'intervenant le suit de près) Célia est vierge... non... Célia est une Vierge... ou quelque chose comme ça... On m'a dit... Oui, c'est ça... On m'a dit que c'est elle qu'il faut que j'amène ici... qu'il faut sacrifier... C'est tout l'enjeu de cette histoire... de notre histoire... enfin je suppose... Elle plaira beaucoup... Elle n'a pas grand chose en tête... là aussi elle est vierge... Je l'envie... Il faudrait devenir tout à fait vierges... toucher notre fond... C'est ce qu'on m'a dit (Il s'est assis sur le tabouret, l'intervenant vient derrière lui vers cour, un éclairage s'ajoute encore alors sur eux).
(132) INTER n°1 : Qui ça "on" ?
(133) GEIST : Quelqu'un qui passait par là... Je ne sais pas... quand je suis entré... J'en sais rien... Ce n'est pas mon problème...
(134) INTER n°1 : Les dieux te l'ont dit ?
(135) GEIST : Quels dieux ?!
(136) INTER n°1 : Regarde-moi bien... mieux que ça... (Geist colle son nez sur celui de l'intervenant) Tu ne vois pas ?
(137) GEIST : (Repoussant la tête de l'intervenant) Ah ! Laissons ces vieilles choses... Disons que Célia ne peut être que celle qu'il nous faut... sacrifier... sacrifier ? (Ingen, que Geist ne regarde pas, fait un signe négatif de la tête)
Non ? Ce n'est pas ça ? ( Ingen fait cette fois un signe positif de la tête) Si, si, si, il me semble bien... Oui, il me semble bien!
(138) INTER n° 1 : (Criant et bousculant Geist) Mais enfin ! Tu dois bien savoir tout de même ! Qui t'a demandé de dire tout ça à la fin ?! Tu ne sais pas ?
(139) GEIST : Je sais que c'est elle... c'est tout.
(140) Les intervenants assis : Remboursez ! Remboursez ! Hou ! (etc.)
(141) GEIST : (Geist écoute, se lève et en hurlant, faisant les allées et venues d'un braqueur fou le long de l'avant scène, il sort un revolver de sa poche et le pointe sur les intervenants qui se taisent,puis sur le public) Alors ? Vrai ou faux ? Hein?! Vrai ou faux ?! ( Il choisit un spectateur en particulier, arbitrairement) Alors, t'as peur hein ? (Il tire - détonation d'un pétard ) Excuse-moi (Célia entre)
(142) GEIST : Célia !
(143) CELIA : (Très grandiloquent) Geist ! Geist ! Geissssst !
(144) INTER n° 1 : Je vois... C'était bien combiné... C’est… dégoûtant (Il va se rasseoir)
SCENE 4
Alba ouvre les yeux et les observe tous.
(145) CELIA : (Elle est sortie du carton, elle marche très lentement et vient s'asseoir sur le tabouret, elle parle avec une extrême lenteur d'hypnotisée, en faisant traîner les dernières syllabes de chaque séquence, faisant retomber la voix dans les graves, elle montre toujours un visage d'une grande naïveté, proche de la débilité mentale, sa voix est celle d'une petite fille, elle incarne l'état zéro de la maturité, état d'enfance, un peu inquiétant, mais qui conviendra à ce que Ingen cherche pour l'accompagner dans sa folie douce) J'ai mal dormi... Je crois que j'ai toujours l'impression d'avoir mal dormi... de ne pas dormir du tout... Je ne sais plus très bien quand je suis endormie et quand je suis éveillée... C'est très inconfortable... ce doit être l'endroit qui fait ça... Il ne me convient pas... une sorte de microclimat...
(146) GEIST : Tu t'y habitueras... bien que je n'en sache rien (Silence) Je connais quelqu'un... Il y avait longtemps... mais ça pourrait être très récent... comme on veut... comme on le sent... Je l'avais perdu de vue
(147) CELIA : (Rapide) C'est un végétal ? un minéral ? un animal ? (Terminant en tenant et variant le son de la dernière syllabe) un pétale ?
(148) GEIST : (Compatissant, se mettant à son niveau, bêtifiant) Chère Célia... chère, chère Célia... C'est une femme...
(149) CELIA : (Rapide) Comment est-elle ?
(150) GEIST : Elle s'appelle Alba... On s'est rencontré à Paris... un jour... J'ai peur qu'elle ne s'en souvienne pas... Nous manquons... d'unité... de fils pour relier tout ça... entre nous... à nous-mêmes... C'était un jour... un jour tu vois.
(151) CELIA : (Rapide, plus réfléchi) Je m'en doute.
(152) GEIST : Tu te moques ?!
L’INTER n°2 monte sur scène et vient donner une gifle à Célia, il la regarde, il part en prenant un objet - un cendrier - qu'il met dans sa poche et retourne s'asseoir.
(153) CELIA : Tu l'as aimée ? Tu l'aimes ?
(154) GEIST : (Très fier) Oui (Plus tellement sûr) Il me semble... (Tout à fait dubitatif) J'espère... mais nous sommes prisonniers encore... Il faudra sauter du nid... (Il passe sa main devant les yeux de Célia, sans réaction, il part vers jardin, se retourne vers elle et l'interpelle) Tu verras, tu vas te plaire ici... Hein ? (Plus fort et insistant, attendant la réponse) Tu vas te plaire ici ! N'insistons plus ! (Il passe derrière Alba toujours appuyée au dossier du fauteuil et vient au milieu au fond) On m'a dit qu'elle est amnésique... Tu te rends compte ? (Célia ne répond pas) Non, tu ne peux pas...
(155) CELIA : Qui ça "on" ?
(156) INTER n°1 : (Se levant et se mettant face aux autres intervenants ) Qui a fait ça ?! Qui?! Qui a osé reprendre ma réplique ?! "Qui ça on", c'est moi qui l'ai dit ! Alors ? j'attends...
(156a) INTER n° 2 : C'est celui qui dit qui y'est (Étonnement du 1, "quoi ?")
(157) INTER n°3 : Peut-être une interférence...
(157a) INTER n° 4 : Oh, eh, moi, la suite, hein !
(158) INTER n°3 : On finira bien par savoir... (2 autres : "Yeah !", le 1 reprenant place, le 3 claque des doigts vers le plateau)
(159) CELIA : Qui ça "on" ?
(160) GEIST : jJe ne sais plus... sans quoi... je crois... je ne serais peut-être pas ici...
(161) CELIA : Toi non plus tu ne te souviens pas ? Et c'est elle qui est amnésique ? Tu es sûr de l'avoir aimée ? Ou tu l'as inventée et c'est elle qui se souvient parfaitement ne t'avoir jamais rencontré... et comme on lui fait croire le contraire
(162) GEIST : Ne te torture pas inutilement... Tu sais tellement jouer avec les questions d'habitude... Tu sais tellement bien les neutraliser... souvent je t'admire... moi, je crois que j'en demande trop... ça me perdra...
(163) CELIA : Tu l'as vue, mais elle ne t'a jamais vu...ni aimé... Tu inventes... Tu montes un sale coup... une sale invention... Tu as tout inventé de toutes pièces... Tout ça c'est un mensonge... Je suis endormie... C'est donc moi qui ai tout inventé... tout oublié... C'est à cause de moi...
(164) GEIST : Je t'en prie reste calme... Tout ça ne sert à rien... Tu devrais te reposer... Tu es fatiguée...
SCENE 5
Ingen ouvre aussi les yeux et vient au-devant d'eux.
(165) INGEN : Mettez-vous à votre aise... Comme vous voyez, il y a tout ce qu'il faut ici... Ils sont tous très bien soignés... Vous verrez... Il y a de tout ici... Il y a de tout... Prenez ce que vous voulez... Ça n'a pas d'importance... Ça apparaît et ça disparaît tout le temps... Hier j'ai vu un cendrier et aujourd'hui il a disparu... J'espère que vous ne fumez pas...
(166) GEIST : Si... mais rarement... vraiment pour le plaisir... le cigare.
(167) INGEN : Bonne réponse ! (ø l'oreille) Et aujourd'hui aussi, j'ai découvert cette malle! (Geist prend visiblement Ingen pour un demeuré, et il a raison !) Je soupçonne un monde parallèle... pas si parallèle que ça... Je ne l'ouvre pas... J'ai peur que quelqu'un en sorte, et on est déjà assez à l'étroit ici (Trois intervenants se mettent devant le plateau, côté cour, munis d'appareils photos)
(167a) GEIST : Ici... (Célia se lève et regagne lentement le carton)
(167b) INGEN : Je n'en sais pas plus (Voyant Célia, il passe derrière Alba et se met devant Célia pour l'arrêter) Vous êtes radieuse, chère Célia !
(168) CELIA : (Tout à fait infantile) Merci Ingen, mais notre amour est impossible...
(169) INGEN : Mais nous pouvons encore devenir fous... ensemble, souriez (Ils se retournent face au public dans une pose apprêtée, les intervenants les prennent plusieurs fois en photo en se servant des flashes, Ingen s'avance ensuite jusque derrière la chaise du milieu, Célia reste immobilisée dans sa pose précédente, il vient derrière elle et la pousse, elle se réveille et va s'asseoir sur la chaise du milieu derrière laquelle Ingen revient)
(170) CELIA : C'est vrai, mon mal s'est aggravé... Je ne suis pas sûre d'être réveillée... Je me prendrais presque pour quelqu'un d'autre qui dirait qu'il est moi...
(171) INGEN : C'est merveilleux... On est sur le bon chemin... (Faisant signe avec son pouce à Geist qui lui répond de même en ajoutant "tant mieux") Ça ne sert à rien d'être sûr... En fait, je n'en sait rien... Vous voyez, je fais des progrès...
(172) GEIST : Voilà bien le seul asile où les malades servent d'exemples à suivre... Moi, je ne marche pas dans cette combine démagogique... (Il reprend deux fois cette réplique en la disant de plus en plus avec hargne et en se plaçant toujours, avant, à un nouvel endroit, le dernier étant à côté de Ingen)
(173) INGEN : Vous, prenez ce que vous voulez et laissez-nous tranquilles (Regardant Célia avec émerveillement, Geist mime et caricature cet émerveillement)
(174) CELIA : Je suis près de croire que Célia est rêvée par une autre Célia, elle rêve que Célia n'est pas sûre d'être réveillée... et qu'elle se demande si une autre Célia ne la rêve pas... Alors celle qui rêve se demande si elle ne rêve pas... Elle va se réveiller... à moins qu'elle ne sache pas du tout qu'elle dort...
(175) INGEN : Vous êtes merveilleuse...
(176) CELIA : Ah, oui ? Je l'ai bien dit, hein ?
Un intervenant vient la pincer, elle crie, Ingen le chasse, il remonte sur la passerelle.
(177) GEIST : Bon, où est-elle ?
(178) INGEN : Elle ne m'en a rien dit... et les dieux restent muets ce matin... trop intéressés par notre spectacle quotidien...
(179) CELIA : Ce sont des fainéants, je suis sûr que si on tendait l'oreille on les entendrait ronfler... Ils se sont encore soûler... tous les mêmes !
(179bis) GEIST : (Doutant de ces superstitions) Ce qu'il nous faudrait, c'est une naissance... Ici même, parmi nous, pour nous montrer comment faire, comment naître...
(180) INGEN : Je vois, un idéaliste... que nous importe d'être nez... de sentir... (Pinçant le nez de Geist qui est agacé par cette mauvaise plaisanterie) Mais d'où sortez-vous ? Trouvez-la et laissez-nous tranquilles...
(181) GEIST : Mon cher Ingen, je vous prierai de faire un petit effort... Ce n'est déjà pas très simple toute cette histoire et c'est votre rôle après tout de servir... Et puisque vous semblez vouloir vous en contenter... Allez la chercher! Que je la sorte de cette maison de fous.
(182) INGEN : (Ingen va chercher Alba, elle est tout à fait visible mais il déambule comme si l'espace était vaste et qu'il ne la voyait pas, l'appelant comme un petit chien) Alba ! Alba ! Houhou ! Alba ! Viens ici ! Viens ici !
(183) GEIST : (Pendant ce trajet) Comment peut-il encore trouver ça drôle ? Comment peut-il encore croire à ça?
(184) CÉLIA : (À GEIST, en le répétant comme une gamine) Tu es une ordure, tu es une ordure, tu es une ordure …
(185) GEIST : Ne cherche pas le drame, s'il te plaît (Elle continue mais tout doucement) Je ne marcherai pas dans ce petit jeu. (Faisant des allers et retours entre la chaise de Célia et le fond) Ce séjour de paix et de réconfort te redonnera confiance en toi... Ce lieu te conviendra parfaitement... Je suis sûr que tu te sens déjà chez toi... Bientôt tu seras enfin sûre que tu rêves et tu n'auras plus à chercher plus loin...
(185a) INGEN : (Pendant la réplique de Geist, il trouve enfin Alba ) Ah ! Te voici ! (Il la prend par le bras et la conduit jusqu'à Geist, alors au fond, qui s'arrête, regarde Alba, Ingen place Alba à sa gauche, tourne leurs têtes pour qu'ils se regardent en face, vient vers Célia, Geist pose sa tête sur l'épaule d'Alba, Ingen revient vers eux pour les remettre comme avant et revient vers Célia, malgré tout Geist reposera sa tête sur l'épaule d'Alba)
(186) INGEN : (Il met une capuche noire sur la tête de Célia) Ma douce vierge consacrée, comme je vais bien m'occuper de toi... Il n'y a pas d'incarnation plus parfaite de la perfection incarnée à la perfection... (S'agenouille à sa gauche, ouvrant les bras) je suis entièrement fondu dans ta lumière... (chantant comme un psaume) Tu es à moi... Tu n'es qu'à moi... sans plus aucun lien avec ce monde... Nous deviendrons de pures images... (Il se relève et la conduit en avant scène et lui retire son capuchon)
Un intervenant s'est avancé jusqu'à la rambarde et a fait descendre un lasso, un autre est descendu, monte alors sur la scène, met le lasso autour de la taille de Célia et remonte, ils tirent pour la monter jusqu'à eux, mais elle résiste, ils font tous alors une sorte de scène de film muet, avec des mimiques et des gestes très exagérés, presque une danse : Ingen et Célia posent leur main sur leur front et ouvrant la bouche comme pour crier, puis Célia tend les bras vers l'agresseur et Ingen tend les bras vers cour, puis Célia et Geist se regardent en se joignant les mains puis remettent une main sur le front et ainsi de suite, au bout de quatre fois, tout en continuant, Ingen crie vers Alba et Geist qui se réveillent.
(187) INGEN : Regardez ! Au secours ! Aidez-la ! (Il tire de son côté)
(188) ALBA : À quoi jouent-ils ces deux là ?
(189) GEIST : C'est vraiment indécent... obscène... infantile...
(190) ALBA : Ingen !
(191) GEIST : Ingen !
(192) INGEN : (Relâchant Célia qui résiste toujours, il va vers eux, Célia tendant les bras vers l'intervenant en écarquillant les yeux, mettant une
main sur son front puis tendant les bras vers Ingen) Mais ne restez pas plantés là ! Aidez-nous! Vous voyez qu'on veut l'enlever ! (Un troisième intervenant vient prêter main forte)
(193) GEIST : Ah oui ?
(194) ALBA : Absurde ! Encore des inventions... Voyons Ingen, vous n'êtes plus un enfant !
(195) GEIST : Mais qui voudrait l'enlever ?!
(196) INGEN : Les mauvais esprits... ( Revient devant à côté de Célia, s'adressant au public) Pourtant, je ne me révolte pas... Je ne me plains jamais... au contraire... Elle et moi nous resterons ici sagement... (Ils reprennent à deux leur "danse")
(197) GEIST : Je vois... (Faisant signe à Alba qu'il est fou)
(198) ALBA : C'est répugnant...
(199) GEIST : Ce n'est rien... (Ils s'avance vers eux, côté jardin et appuie gestuellement son discours, Alba le suit et se met entre lui et Célia) de l'autosuggestion... C'est tout à fait explicable... et depuis longtemps reconnu par les plus éminents savants... Toutes les aspirations et les peurs humaines naissent du frottement électrique de certaines cellules... Je vous épargne une description trop longue et compliquée ... C'est en somme de l'auto-excitation... comme lorsqu'ils tétaient leur mère... Et comme ils ont perdu leur mère... et qu'il ne saurait être question de se passer du téton, ils se créent quelque situation précaire afin de se faire croire que, pour les aider, leur mère va revenir et qu'ils pourront à nouveau téter... C'est une théorie qui a déjà fait l'objet de plusieurs doctorats d'État...
Ingen relâche Célia et se met à danser tout seul, immobile à la manière ridicule du Club Méd., tournant sur lui-même... en s'accompagnant de la voix comme les Indiens.
(200) ALBA : Allons bon ! Que fait-il maintenant... Ils sont fous tous les deux. C'est à n'en pas douter.
(201) GEIST : Intéressant... Une sorte de danse... Une danse sacrée... Leur mère ne pouvant revenir, ils en font une divinité avec laquelle on entre en contact par des rituels... Je ne pourrais pas vous en donner exactement la signification... Vous savez, les primitifs donnent tellement de significations à tout... et parfois sans aucun désespoir... parfois je les envie...
(202) ALBA : À quoi cela peut-il servir, je vous le demande !
(203) GEIST : Oui, je pense que c'est pour chasser les mauvais esprits... C'est à ne pas y croire! Ingen ! Lâchez toutes ces superstitions ! Nous sommes entre gens civilisés !
Les intervenants lâchent Célia, elle tombe comme un pantin désarticulé, Ingen se réveille de son délire.
(204) INGEN : (S'étant approché de Geist qui se met derrière Alba pour se protéger, Ingen écarte Alba, très menaçant, Geist devient tout timide, il se liquéfie et recule vers le coin fond jardin) Et qu'a-t-il donc de si puissant à nous apprendre, monsieur l'homme civilisé, hein ? Les secrets de l'univers ? À quelle utopie veut-il nous manger ? Vous êtes sûr de vous... Vous pensez sérieusement être le maître de votre naissance... (De plus en plus menaçant, faisant des gestes pour l'apeurer) Mais quelle naissance ?... Tout est déjà joué... Ce qui vient de naître vous a définitivement échappé... Nous vivons malgré nous et je l'admets... (Revenant en avant scène, les yeux dans le vague) Nous sommes manipulés... Nous ne sommes que des jouets...
(205) GEIST : (Le rejoignant) Voyons Ingen, ne soyez pas ridicule ! Vous vous rendez victime de vos fantasmes... de vos peurs... Reprenez-vous ! Regardez les choses en face... et puis là... là-bas... enfin par là plutôt... Vous voyez... là... par là... dans l'coin là ! Tout ça n'est qu'une imposture... une illusion d'optique tout simplement... Nous sommes entourés de miroirs placés de telle façon que nos images se divisent, se perdent et que nous sommes désorientés... immobilisés... C'est pour cette raison que nous marchons sans avancer... et les mauvais esprits que vous croyez voir ne sont que des mauvais reflets répercutés par ce jeu de miroir...
(206) INGEN : C'est une belle théorie.
(207) ALBA : Oui, c'est une très belle théorie... Comme tu es intelligent, mon amour... (Il tend la joue, elle l'embrasse)
(208) GEIST : Oui, c'est une belle théorie...
(209) INGEN : (Criant et menaçant, Geist se met de nouveau derrière Alba) Je ne vois pas en quoi elle est plus réaliste que la mienne... D'ailleurs, je n'ai pas de théorie... (Regardant le public, Geist et Alba soulagés)
(210) CÉLIA : (Ayant retiré le lasso, se relève et lui souffle, derrière lui) Et pourquoi tous ces miroirs ?
(211) INGEN : Oui pourquoi ? (Geist est gêné, regarde Alba)
(212) ALBA : Oui, pourquoi ?
(213) GEIST : (Très contrarié par la réaction d'Alba, il recule et vient derrière le fauteuil) Mais, c'est très simple ! D'abord "pourquoi" n'est pas une bonne question... "Pourquoi" n'existe pas dans la nature...
(214) INGEN : (Qui l'a rejoint, suivi de Célia, Geist est donc pris entre Célia et Ingen, Alba reste contre le côté jardin) Il me semble bien l'avoir entendu pourtant... Dites-moi que c'est encore une illusion et je vous répondrai alors qu'une illusion a présentement autant d'existence que son contraire et là vous ne saurez pas me répondre... (Il vient en avant scène, regardant vers le public) Vous ne trouverez pas de réplique... pas de réponse... de ré de plique ou de ponse… rien du tout... ni de plique ni de ponse...
(215) GEIST : Je ne vous pose pas la question... Je vous dirai simplement que ces jeux de miroir sont comme les parois d'un oeuf... et c'est à nous de les briser... et nous pourrons naître enfin...
(216) CÉLIA : Pauvre crétin... (Geist fait signe à Alba de venir le défendre, elle vient se mettre devant Célia, Ingen revient vers eux et éjecte Alba qui va s'asseoir sur le tabouret, les regardant)
(217) INGEN : Je ne sais pas pourquoi je vous écoute... Tout ce qui sort de votre bouche ce n'est que de l'excitation électrique, de la lexicalisation excentrique, de l'explication dysentérique... Et il faut croire que je ne suis pas un corps conducteur... Vous n'êtes qu'une mauvaise copie de vous-même... (Touchant sa joue) Faites au moins une action... (Geist lève ridiculement les bras en faisant "hiiiiii !") Un coup d'éclat... (Geist recommence mais en criant plus fort) Après tout c'est vous le héros dans toute cette histoire ! (Ingen prend la tête de Geist entre les mains)
(218) CÉLIA : Tu parles ! Encore un mauvais reflet dans l'miroir...
(219) ALBA : (Se levant) De quel droit vous vous permettez ?
(220) CÉLIA : Tais-toi ! Feignasse ! Ou on s'occupe de toi ! (Ingen court vers Alba et lève le poing pour la frapper)
(221) INTER n°1 : Stop ! (Sur le plateau, tous sont immobilisés, puis ils bougeront naturellement comme des comédiens préparant leur scène, l'intervenant s'adresse à ses "homologues") Qui a eu cette idée ?!
(222) INTER n°3 : (Se levant) Le résultat incontrôlable... d'un ensemble de faiblesses... d'incidents indépendants de notre volonté...
(223) INTER n°4 : Oui, indépendants de notre volonté...
(224) INTER n°1 : C'est bien ce qui m'inquiète... distinctement.
(225) INTER n°3 : Personne ici, d'aussi loin que ce soit, d'aussi près que ce soit, ni à quelconque moment de l'éternité universelle, n'a jamais lancé une telle idée, d'aussi loin que ce soit, d'aussi près que ce soit, ni à quelconque moment de l'éternité universelle, un tel fantasme dangereux pour nous... Je veux parler de la "naissance", d'aussi loin que ce soit, d'aussi près que ce soit, ni à quelconque moment de l'éternité universelle... tout le monde ici a toujours su qu'il vaut mieux que l'oeuvre reste imparfaite... d'aussi loin que ce...
(226) INTER n°4 : Nous nous inquiétons peut-être pour rien...
(227) INTER n°2 : C'est vrai... propos alarmistes... prévisions apocalyptiques... coup médiatique…
(228) INTER n°3 : Mais on ne peut pas nier l'évidence...
(229) INTER n°1 : C'est vrai aussi ! C'en viens presque à croire qu'une partie du jeu nous reste irréductiblement cachée...
(230) INTER n°4 : Et si c'était vrai ?! (des cris de peur prolongés)
(231) INTER n°1 : Silence ! Silence ! Absurde...
(232) INTER n°3 : Justement.
(233) Le premier : Non, non, non... Ce que je sais... C'est que nous sommes là pour mener le jeu... enfin quelque chose comme ça... et c'est une grande et belle mission ! (Ils applaudissent) Merci, merci... (Sous les applaudissements et les bravos, pendant que l'intervenant n°4 monte sur le plateau et tourne autour d'Alba) Nous sommes et resterons les maîtres à bord, car de tous qui sont les plus justes ? La vérité est de notre côté et c'est la vérité qui parlera pour nous... Il suffit de l'écouter et de se rendre à l'évidence ! préférons le bien au mal ! Car le bien est toujours meilleur que le mal, c'est une vérité, et nous sommes du côté de la vérité qui parle pour nous... c'est pourquoi le bien est notre choix... préférons le soleil à la pluie ! la vie à la mort !
(234) INTER n°2 : Oui... et la plage à la montagne !
(235) INTER n°4 : Et la montagne à la plage ! ( Il met le revolver dans la main de Geist)
(236) INTER n°3 : Préférons ce que nous préférons à ce que nous ne préférons pas...
(237) MIDI : (Se levant) * (Celui sur le plateau vient se rasseoir en courant) Vous… ne pouvez… pas voir… vos masques *
(237bis) INTER n°1 : ‘peut parler !
(237ter) : MIDI : * Vous en… portez de nombreux * Vos faces ne sont plus… vivantes pour eux * Et il est question… d'être vivants *
Sur le plateau, ils crient en voyant Geist armé.
(238) GEIST : (En braquant n'importe où, les autres se protégeant, Ingen prenant le plateau comme bouclier, Célia derrière lui, Alba derrière le fauteuil) Mais... mais... Je... Je suis... confus... Je ne sais que dire...
(239) INGEN : Mais, il n'y a rien à dire, c'est suffisamment explicite !
(240) CÉLIA : Oui, ça se passe de commentaires.
(241) GEIST : C'est... inexplicable.
(242) INGEN : Je préfère encore être superstitieux et ne pas être comme vous... Monstre !
(243) GEIST : Je vous assure... C'est un coup monté... une farce... Oui, c'est ça... C'est une farce... un moment d'inattention... une erreur... un accident... un drame regrettable... un complot... un affreux fait divers... un attentat... un coup d'état...
(244) ALBA : Tu ne trouve pas que ça fait beaucoup ?
(245) INGEN : C'est vrai ! Il faudrait tout de même être fixé... choisir une bonne fois pour toute ! Ce qu'on fait, comment, pour qui etc…. Avoir un projet… Oui, c’est vrai, quel est ton projet, mon garçon ?
(246) INTER n°2 : (En se levant brusquement) Choisir ?! Comment ça, choisir ?!
(246a) INTER n°1 : Peut-être qu'ils ne savent pas ce que ça veut dire au juste.
(246b) INTER n°3 : Moi, je dis que ça va mal finir tout ça
(246c) INTER n°4 : Et qu'en savez-vous ?
(247) MIDI : *
Ils se rassoient.
(248) CÉLIA : Choisissons.
(249) GEIST : La farce ?
(250) INGEN : Oui... pas mal... mais une farce... symphonique... (Il chante) Je veux dire... quelque chose comme une chose... la chose en tant que la chose-là... eccéité ! eccéité !
(251) ALBA : (À Geist) Ça n'avance pas... Je crains le pire... Tu aurais dû les tuer... Les choses auraient changé... Tu aurais dû tirer dans les miroirs...
(252) GEIST : (Très inspiré) Les miroirs, nous les traverserons.
NOIR
SCENE 6
Geist est en avant scène, entre le fauteuil et la chaise du milieu, Ingen sur le tabouret, Célia sur la chaise. Ces deux derniers ne "jouent pas", ils regardent autour d'eux, regardent leur montre, lisent des magazines placés sous le tabouret et la chaise, en particulier, la BD "On a marché sur la Lune". Geist et Alba jouent comme dans un rêve, à la limite de la parodie.
(253) ALBA : C'est un jour où il ne fait pas bon dormir... pour un peu... je me croirais bien vivante... une bonne fois pour toute... (Il n'y aurait plus d'ambiguïté enfin sur son existence)
(254) GEIST : (Une première fois, allant vers le carton, et regardant Alba qui ne réagit pas, en hurlant et en faisant des gestes très exagérés, sur-joués et désynchronisés) Je suis venu... ne t'inquiète pas, on ne va pas se perdre... ton nom est Alba... Je te reconnais... On ne va pas dormir (Revient à sa place, rentre dans un personnage de petit satyre, tirant la langue et émettant des soupirs suggestifs, il revient vers le carton, les bras tendus il vient derrière Alba et lui parle comme à une petite fille dont il voudrait abuser) Je suis venu... ne t'inquiète pas, on ne va pas se perdre... ton nom est Alba... Je te reconnais... On ne va pas dormir (Revient vers le carton et reprend son rôle normal, ils revient vers elle) Je suis venu... ne t'inquiète pas, on ne va pas se perdre... Ton nom est Alba... Je te reconnais... (Se met devant elle) Tu retrouveras bientôt des miroirs fidèles... On ne va pas dormir... (Elle se lève, titube, il la retient) Ne fais pas attention au vertige... C'est qu'il faut c'est lâcher le lourd lien du rêve... (À sa droite, la tenant par la taille, montrant le public) Tout ça c'est un mensonge... Il n'y a plus de rôle... bien sûr (Il la conduit vers l'avant scène, côté cour) Il faudra avancer un peu au-dessus du vide... et passer le seuil... (Il la fait avancer d'un pas)
(255) ALBA : Mais où sont les portes ? Je crois qu'on est en enfer... (Il la fait avancer d'un pas) On se souvient vaguement de notre vie comme des rôles en partie oubliés et qu'on ne sait plus jouer... mélangés à d'autres rôles... d'autres déchets de vie qui flottent entre nous... (Il la fait avancer d'un pas) Je préfère fermer les yeux... Je te suis... Je ne regarde pas... Je me souviens... de toutes mes forces...
(256) GEIST : Accroche-toi... à toi-même... (Les intervenants reprennent 3 fois cette réplique en chantant sur un air démodé) Ton visage commence déjà à se dévoiler... Fais-moi confiance... Fais-toi confiance... On arrive bientôt...
(257) ALBA : Je te reconnais... Tu te souviens ?... Le bateau... les rues de Florence... la montgolfière...
(258) GEIST : Oui, oui... Le bateau... la montgolfière (Il la fait encore avancer d'un pas)
(259) ALBA : Tu viens me chercher... dans une montgolfière...
(260) GEIST : Laisse-toi aller... (Il la lâche, elle titube un peu) Ne fais pas attention au vertige...Souviens-toi seulement... de toi... (À sa gauche, touche sa bouche ) Ta respiration... ( Puis derrière elle, fait passer des mèches de ses cheveux sur sa joue) Tes cheveux sur tes joues... (Derrière elle, il couvre ses yeux avec ses mains) Tes yeux éblouis par le soleil au coin d'une rue en été... (Enlève ses mains, elle garde les yeux fermés mais est éblouie) Ton coeur qui bat... (À sa gauche, posant sa main droite sur son sein) comme le mien... (261) INTER (1)Attention ! La peur de mourir... (Passe devant elle, vient à sa droite) La délicieuse peur de mourir... (Le soufflant à son oreille) et l'imprenable chambre de ton esprit... INTER (2) elle va tomber ! (Derrière) Le cri de ta naissance...(À sa droite) (3) au secours ! (4) à l'aide ! L'imparable fatalité d'être née... ( Un intervenant lui lance une corde, il attache une extrémité autour de sa taille et l'autre autour de la taille d'Alba, afin de la guider, lui faisant faire le tour du plateau. Alors qu'Alba et Geist avancent : (2) elle n'y arrivera jamais !)
(262) GEIST : N'écoute pas… Ce sont des fantômes... les cris que produit la membrane quand elle se déchire... On ne peut rien contre nous... Tu te souviens...(263) (1)peine perdue ! C'est bien toi... (2)on ne vous laissera pas faire ! (3)vous vous faites des illusions ! Avance... Marche... (4)on ne sort pas d'ici ! (1)personne ne sort d'ici ! (2)il n'y aucune issue ! On arrive... (3)vous êtes cernés ! (4)rendez-vous ! (5)vous n'irez pas loin !
(264) ALBA : Je me souviens... le drame... la rencontre... le bateau... la rupture... l'attente... l'espoir... le retour... Il faisait beau... La mer était plate... le ciel immobile... Les galets... brillaient... Je répète : la mer est plate, le ciel est immobile... Je répète... Je répète...
(265) Les intervenants : (1)Personne ne bouge ! (2)c'est un hold-up ! (4)halte! (3)vos papiers ! (5)passeport !
(266) GEIST : Oublie donc les détails... Souviens-toi d'abord...
(267) ALBA : Je... me... souviens... Je ne sais pas... C'est un mauvais drame... Des cartes postales... un vieux film en noir et blanc, muet... Je n'aime pas le bateau.. J'ai le mal de mer... Je n'aime pas Florence... les voyages en Italie... Tu mens !
(268) GEIST : Un effort... encore un effort... On y est presque... Crie ! Vas-y, crie maintenant ! (Il la tire jusqu'au bord du plateau)
(269) ALBA : Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
(270) GEIST : On arrive !
(271) ALBA : Non ! ( Ouvre les yeux, regarde le public) Je les vois... Ils me regardent... Ils vont se jeter sur moi... Ils vont me déshabiller ! Me violer ! Ils vont me dévorer ! (Elle tombe évanouie dans les bras de Geist, les intervenants applaudissent et sifflent)
(272) ALBA : (Revenant à elle, il est devant elle) Qui es-tu ? D'où est-ce que tu viens ? Ton visage est inventé... C'est une invention... Tout ça est faux... comment s'appelle ta mère ? Ton signe particulier, c'est quoi ?! Réponds ! Plus vite que ça !
(273) GEIST : Je t'en supplie Alba... Souviens-toi... On y était presque... Reprends toi !
(274) ALBA : Mais toi ! De quoi te souviens-tu ? D'accord, on a un coeur qui bat ! Et ensuite ? On en fait quoi, au juste ? Tu mens... Tu n'es pas Geist... Je ne suis pas Alba...
(275) INGEN : C'était pas mal ,quand même...
(276) CÉLIA : Oui... On a bien aimé...
(277) GEIST : (Parlant comme un acteur parlerait de son rôle, s'adressant à Ingen et Célia) Qui est donc ce Geist, si ce n'est pas moi ? Il y a quoi sous ce prénom ? (Ils restent immobiles)
MIDI se lève et couvre les intervenants d'un grand drap blanc.
NOIR
SCENE 7
Les intervenants se sont installés sur les côtés et prennent leurs instruments de musique : 1 tabla, 1 grelots , 1 gong, 1 crécelle, 1 marimba. Ils portent des masques blancs inexpressifs. Ils ponctuent les répliques suivant les indications. MIDI s'est mise sous le drap placé au début vers la malle, s'allongeant près de cette malle. Geist est à côté du dossier du fauteuil, Alba assise sur la malle, Célia sur la chaise du milieu, Ingen assis par terre devant, entre le tabouret et Célia.
La lumière, blanche, est très intense (impression de four)
(278) ALBA : Nous sommes immobiles, n'est-ce pas ?
(279) INGEN : Les points de vue sont tellement nombreux que tout mouvement n'est jamais qu'immobilisme... L'horizon est trouble là-bas (Vers le public)
(280) GEIST : Ça peut commencer... Ça ne peut pas finir...(crécelle) Je n'avais jamais vu la mer d'ici auparavant (Près du fauteuil d'Alba)... Je ne sais pas... peut-être... (tabla, gong)
(281) CÉLIA : Nous sommes immobiles... (grelots)
(282) ALBA : Après tout... Nous sommes peut-être des dieux... Ou peut-être même... des êtres humains... mortels... (grelots)
(283) GEIST : Des étoiles... (grelots, tabla et gong)
(284) ALBA : Ou quelques anciennes âmes restées dans les limbes... qu'on a oubliées sur le bord du fleuve... (gong, crécelle)
(285) INGEN : On se fixera des figures... Un jour... Pour voir... On sera ailleurs qu'ici... quelque part... (marimba)
(286) CÉLIA : Mais pourquoi quelque part ? Nous sommes plus heureux comme ça... Quel que soit le côté où l'on se tourne... nos figures sont toujours réversibles (Long silence) (crécelle, grelots)
(287) GEIST : Nous sommes immobiles
(288) INGEN : C'est vrai, il fait bon...
(289) ALBA : (Mettant son oreille sur la poitrine de Geist) Je l'entends qui bat des ailes... Ça, ça ne s'oublie pas. (crécelle en continu)
(290) GEIST : Écoutez ! (grelots, crécelle, marimba) Quelque part, on a vibré... On a scintillé... L'air grouillait de chaleur... Pendant la levée... les écorces éclataient...(+tabla) l'herbe fumait... les parfums se dispensaient... (+gong) les visages se dispersaient et se reformaient... et puis, dans l'immense brasier... (silence) l'air s'est reposé (grelots)... partout... sans plus bouger (grelots x1)... plus de distorsion... plus une seule pliure (marimba)... pas une ombre... tout est debout (marimba)... là... entre les masses luisantes... Midi (marimba)... Midi est né (marimba)... de partout nous sommes bien visibles...
MIDI se retourne sous les draps, son visage apparaît, les yeux ouverts. Ils la regardent.
(291) INGEN : Si on peut entrer... on peut donc sortir...
Musique de fin : Quadrivium de Maderna, Mvt.3 de 0:00 à 1:23.
Les quatre personnages quittent le plateau en se séparant, Midi se lève, s'assoit dans le fauteuil et fait, après la fin de la musique, un large signe de la main vers la régie.
NOIR