L’ALLIANCE

 

 

Miracle en 4 actes.

 

(1990-1992, 2000-2007, 2021)

 

 

ACTE PREMIER

Les Limbes

 

 

Scène première

 

 

Au fond, un grand mur gris. Côté cour, Julien (habillé en vert foncé) est assis dans un fauteuil de jardin en osier. Il écrit sur les pages d'un assez gros volume. Lumière crue sur lui, mais sans violence, et une légère auréole émeraude autour. Un individu apparaît côté jardin. Ses vêtements sont d’un vert plus vif. Et il porte un masque blanc inexpressif. Il marche vers Julien, s’arrête, tourne la tête : derrière lui a surgi une femme, qui porte une robe de la même teinte, avec un masque blanc dont les lèvres sont rouge vif. Elle tient un calice dans la main gauche et une dague en or de la main droite. Elle tend le calice vers son conjoint, qui ne la quitte pas des yeux. Il le saisit. Avec la dague elle s’ouvre les veines et verse le sang dans la coupe. Elle conduit la main de l’homme pour qu’il la porte à ses lèvres. Il tremble, ouvre la bouche pour boire, mais finalement lâche le calice. Le sang se répand sur le sol. Il s’agenouille et regarde le sang, sort un mouchoir et tente d’essuyer, mais il ne réussit qu’à étendre davantage la tache. Pendant ce geste, la femme pousse un long gémissement. Elle ramasse ensuite le calice et s’enfuit côté cour. L’homme à genoux se relève et regarde Julien, qui ne semble pas le voir, passe la main sur son visage et ferme les yeux. Le spectre se retire.

La lumière verte devient rouge. Une fillette en rouge, portant aussi un masque blanc aux lèvres rouges, entre côté cour, se place à côté du fauteuil. Elle touche la main de Julien, qui sursaute, ouvre les yeux et retire sa main. Il regarde la fillette. Regrettant sa réaction, il veut caresser le visage de l’enfant, mais celle-ci sort en courant. Longue attente. La lumière devient blanche et couvre tout le plateau.

Pierre entre côté jardin. Ses vêtements sont de teinte ocre clair. Il s’arrête quand il aperçoit Julien. Il va jusqu’au côté cour, revient sur ses pas, passe devant Julien, rejoint le mur du fond, qu’il touche, observe de près avant de lever les yeux vers le sommet. Allant repartir, il s’arrête à mi-chemin, se tourne vers Julien.

Pierre (1) : Vous êtes ?

Julien (2) : Oui.

Pierre (3) : Je vois...

Julien (4) : Oui ? je suis ? C’est même une certitude que j’ai acquise assez tôt. Non par orgueil. En fait, « acquise » n’est pas le mot juste. On m’en a plutôt fait don, de cette certitude. Un beau jour (mais dois-je le qualifier de « beau » ?), vous vous retrouvez avec ça. Et pour s’en défaire...

Pierre (5) : Je n’ai pas l’habitude d’aborder les gens en leur posant des questions métaphysiques.

Julien (6) : C’est un tort. Le reste n’a pas beaucoup d’importance. Et puis, je ne suis pas n’importe qui. Je n’appartiens pas à cette vaste multitude informe indénombrable qu’on appelle « les gens ». Ça aussi, j’en suis sûr. Je crois que nous nus connaissons déjà. Et qui, entre nous soit dit, peut appartenir à ça, « Les gens » ?

Pierre (7) : Votre nom.

Julien (8) : Ça par exemple ! Nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde.

Pierre (9) : Je veux bien vous croire. Il reste de quoi s’asseoir, quelque part ? Un autre fauteuil, peut-être ?

Julien (10) : Sûrement. Ça viendra.

Pierre retourne vers le mur du fond, en caresse la surface.

Pierre (11) : Et quand, ça ? Et comment ?

Julien (12) : Aucune importance. Je ne me pose pas ce genre de questions qui ne mènent à rien. Franchement...

Pierre (13) : Franchement quoi ?

Julien (14) : Rien.

Pierre (15) : Vous semblez bien sûr de vous.

Julien (16) : Oui, c’est vrai... Bravo... Quand on me voit, tout de suite, on dit : « C’est lui, c’est Julien, sûr de lui comme ça, ça ne peut être que Julien. Et plus, déjà, c’est sûr que c’est lui et lui-même peut confirmer. Julien est sûr de lui. » Franchement, donc, cette question du fauteuil ! Est-ce bien le moment ?

Pierre soupire, agacé, un peu las.

Pierre (17) : Que voulez-vous que j’en sache ?

Julien (18) : Moi, je ne suis pas un angoissé.

Pierre (19 : On aura tout entendu !

Julien (20) : Comment ?

Pierre (21) : En vérité, je crois bien qu’on se connaît. Suffisamment pour savoir que vous mentez, plutôt malhabilement, en prétendant que vous n’êtes pas un angoissé. Ce n’est pas vrai.

Julien (22) : Ah bon ?

Pierre (23) : Eh non.

Silence. Un flottement de perplexité mutuelle.

Julien (24) : Ah bon...

Pierre (25) : Une drôle d’impression. Comme un visage que l’on pense reconnaître, mais impossible de mettre un nom dessus.

Julien (26) : Julien. Si ça peut aider.

Pierre (27) : On ne sait pas précisément d’où ni de quand il revient. Votre tête ne me revient pas, pas vraiment. Enfin... précisons, précisons.

Julien (28) : On le pourrait vraiment davantage ?

Pierre (29) : C’est comme une ville que l’on a l’intime conviction d’avoir déjà traversée.

Julien (30) : Oui...

Pierre (31) : On y retrouve des lieux qui nous semblent familiers, mais, en même temps...

Julien (32) : Oui...

Pierre (33) : On ne s’y retrouve pas. Comme s’ils avaient été modifiés, déplacés. Ou bien, c’est que l’on se trompe. On confond, voilà ! avec une autre ville ! On mélange souvenirs, songes, fausses impressions. Ou bien, trop de choses ont changé. Pourtant, quand on a vécu quelque chose de relativement important... à moins de souffrir d’amnésie, même après bien longtemps, on arrive à se rassembler, à s’y retrouver, à se ressembler... se retrouver ? (comme ayant hésité sur les mots à employer, puis se ressaisit) Quand on retombe dessus, on se rappelle, tout ou moins l’essentiel, forcément !

Julien (34) : Peut-être pas. On peut aussi « forcément » ne pas se souvenir. Oui... Il peut être utile, voire impératif, crucial, d’oublier, de ne pas se situer.

Pierre (35) : Et pourquoi est-ce que je fuirais ? Au contraire. Et si je peux vous aider...

Julien (36) : Trop aimable. (Un temps. Julien regarde plus attentivement Pierre) J’avoue avoir la même impression, mais, on se connaîtrait, on le saurait. Les doutes ne concerneraient que quelques détails. 

Pierre (37) : La physionomie. La mémoire, disons, anecdotique, ça ne concerne peut-être que des détails.

Julien (38) : Notre impression commune paraît attester d’une part de vérité. Mais que peut-on en faire ? De quoi pouvons-nous parler ?

Pierre (39) : On pourrait... vous pourriez... me raconter quelque chose. Façon, peut-être, de nous trouver une issue. Même une anecdote... Ou, si vous voulez, vous confiez à moi. Vous pouvez bien sûr avoir confiance. Rien ne va sortir d’ici.

Julien (40) : D’ici ? ici... Je ne sais pas dans quel cul de basse fosse de l’âme nous sommes tombés, à vrai dire, ni dans quelle mesure nous sommes tombés, donc dans quelle mesure nous en sortirons (un temps) ; mais, soit ! (Un bruit répété, une sonnette, une cloche, ou un gong, suspend net le dialogue. Pierre et Julien, figés, ferment les yeux. Un spectre noir vient placer côté jardin un deuxième fauteuil et sort. Le bruit cesse. Pierre et Julien rouvrent les yeux. Julien fait signe à Pierre, qui se retourne et voit le fauteuil. Il s’y installe.)

Julien (41) : Soit ! (Un temps) À vrai dire, je n’ai pas grand-chose à dire. Non. Tout va plutôt bien. Une femme. Un enfant.

Pierre (42) « plutôt » bien... Ah ! oui...

Julien (43) : Oui. Une fille. Et des amis, et une situation confortable, j’avoue.

Pierre (44) : Vous avouez . Bien.

Julien (45) : Mais rien de figé, non. Nous nous intéressons à tant de choses... Nous partageons tant... de choses. Mais, je ne vois pas les visages... Ce sont des faces pâles et floues...

Pierre (46) : Que voudriez-vous que nous fassions avec cela ?! Vous n’extirpez de votre mémoire qu’un sentiment de confort. Piètre pêche. Les visages sont masqués, les voix feutrées, à peine audibles. Des bribes de dialogues cisaillés. Des bribes qui restent après de si nombreuses coupures, de nombreuses censures. On dirait un documentaire truqué.

Julien (47) : Mais non, pas du tout. Je peux être plus précis, si vous y tenez. Nous nous sommes mariés à vingt ans, et sommes ensemble depuis onze ans. Notre fille à huit ans. Nous basons l’éducation sur la compréhension, le dialogue, mais sans négliger l’exigence, propre à motiver chez l’enfant l’envie de bien faire. Ma femme et moi, nous nous aimons.

Pierre (48) : (bâillant d’ennui) Inutile de continuer.

Julien (49) : Si vous avez mieux à dire, ne vous gênez pas.

Pierre (50) : Je n’ai rien à dire de mieux. C’est parfait. Pour tous vos amis, vous incarnez le couple dont on ne peut imaginer qu’il se sépare. Le bonheur est possible... ça se construit... vous en êtes une démonstration et l’on compte bien sur vous pour cela. On peut compter sur vous.

Julien (51) : Et pourquoi voulez-vous qu’on se sépare ? Oh, bien sûr ! Certes...

Pierre (52) : Eh ! oui... On sait bien. Ce n’est pas toujours facile. Il y a des différends, parfois. Des malentendus. On a eu aussi des passes difficiles, des creux de la vague, comme tout le monde.

Julien (53) : Ah ! Bien sûr ! C’est un peu minable, c’est ça ? Il faut vivre dans la crise permanente pour vivre vraiment. Mais nous, bêtement dans notre illusion, notre ordinaire, notre suffisance, notre mensonge organisé (et gare à celui qui trahit !)... (Un temps d’étrange confusion, comme on regarde un instant au bord d’un puits. Et de reprendre vivement.)On ne sait pas ce qu’est la vie, en quoi ça consiste, en quoi c’est fait.

Pierre (54) : Je n’ai dit tout à fait cela.... Pas tout ça... Vous vous égarez un peu.

Julien (55) : Non, tu ne le dis pas. (Très amer, dépité)

Pierre (56) : Tout va bien, tout va bien... Voilà, tout va bien, quoi ! Chance ou mérite ? On va dire le mérite d’avoir de chance. Oui, quand on a de la chance, c’est qu’on le mérite. Les indes positives. Moi aussi, métier passionnant, belle femme (Un temps), pas d’enfant (Observe Julien)

Julien (57) : Eh ! bien, quoi ? Moi non plus, je n’ai rien dit.

Pierre (58) : Pourquoi un enfant serait-il absolument indispensable ? pour parfaire le tableau ? Pas d’épanouissement sans enfant, c’est ça ? Que diable ficherions-nous d’un gamin ? Un enfant...  c’est quoi ? Déjà un adulte, au fond, et puis non, même pas, c’est étranger à ce nous sommes. En fait : quoi de plus étrange que de ne pas naître adulte ? Là, c’est moi qui m’égare un peu, j’admets.

Julien (59) : Il n’y a pas assez de place, chez vous, dans votre vie, entre vous...

Pierre (60) : Alors, ça... C’est vraiment « petit ». Je m’étonne souvent de la morale étonnamment rétrograde de la part de générations pourtant jeunes. Je me souviens, à ce propos,

Julien (61) : Ah... (Pierre s’interrompt et le regarde d’un air interrogateur) « Anecdote ».

Pierre (62) : Oui... Donc, lorsque Aurore et moi passions nos premières vacances ensemble, comme des grands, je me souviens d’un couple, disons la petite trentaine, avec leur marmaille bruyante et trop familière qui pour eux étalait leur épanouissement de couple un peu partout... Nous conversions alors avec notre hôtesse commune qui avait organisé un dîner dans le genre typique, une soirée avec les locataires du moment tous rassemblés. Aurore et moi, nous nous étions dit qu’un peu sociabilité serait de bon aloi. Notre logeuse nous appela tous deux par mon nom de famille, précédé d’un Madame et Monsieur, très banalement. Et alors là, allez savoir pourquoi... ce devait être notre âge qui nous plaçait un peu hors de ces protocoles, au point de nous sentir comme naturellement obligés de rectifier, mais aussi de ne pas éventuellement nous trouver par la suite quelque peu embarrassés... donc, là, avec la spontanéité de jeunes amoureux de vingt tout heureux de leurs escapades, et amusés par cette étiquette qui nous étaient posée dessus, nous avons précisé que nous n’étions pas mariés. C’est alors que le chef de famille, de cette famille qui ne finissait pas de donner à tous la représentation encombrante de leur réussite, nous sort, avec l’aplomb supérieur d’un juge de bonnes mœurs que permet aux êtres vulgaires leur conformisme récompensé, et avec ce ton qui se croit spirituel parce qu’il est simplement mesquin : « Oui, nous aussi nous avons passé nos première vacances avant de » nous marier, mais on ne l’a pas crié sur les toits. » Et ce « crié sur les toits », il l’a prononcé, arrêté, exposé en se tournant vers sa femme (presque rougissant devant le courage de cette déclaration) et le reste des convives, qui, du reste, ne l’écoutaient pas. Je me suis étonné qu’une telle ineptie digne d’aïeux morts et enterrés depuis longtemps sortent de la bouche de cet imbécile. Puis je me suis rendu compte que j’avais sans aucun doute bénéficié du privilège, de la chance, de ne jamais avoir côtoyé de tels pignoufs dont j’ai plus tard constaté qu’ils sont très nombreux. Quant à son âge, cela n’avait aucun importance : le conformisme n’a pas d’âge, on dirait même qu’il donne à tout cette progéniture l’âge de leurs aïeux dès la naissance. Ce n’est pas l’expérience de la vie qui alors produit l’âge, les transformerait, non : leur âge correspond aux successifs portraits d’une même vérité : la vérité à 3 ans, puis la même vérité à 13 ans, puis la même vérié le jour du mariage... jusque dans la tombe. (Un temps) C’est comme lorsqu’on vous dit : « Ah... Vous n’avez pas d’enfant. », avec un regard apitoyé, mais aussi assez de compassion à la fois pour vous gêner et faire croire qu’on ne cous en veut pas. Et toutefois, en-dessous, on entend quelque chose du même genre qu’avec les gens obèses : « Quand même, c’est qu’ils ne font d’effort... Surtout avec les progrès de la médecine, avec tous ces enfants qui attendent d’être adoptés. »

Julien (63) : Cela n’a rien à voir.

Pierre (64) : Je vois très bien de quoi il retourne. Vous êtes de ces gens-là qui débarquent avec leurs mômes, s’installent, et se répandent, s’exhibent, avec l’air de ne pas en avoir l’air, en se lançant des « mon chéri » par ci, des « ma chérie » par-là, en jetant des coups d’œil en coin pour s’assurer qu’on les a bien remarqués, qu’on les regarde, langues pendantes, envieux, ou mieux encore, attendris. Souvent, presque inévitablement une grand-mère à la con vient s’arrêter devant les mioches et s’extasie. Ils doivent sûrement la payer pour jouer ce rôle...

Julien (65) : Il vous faut une cible. Si ça vous fait plaisir. Puisque c’est ce qui semble vous faire avancer... fonctionner (Silence et l’observe).

Pierre (66) : Eh ! Bien quoi ? Quoi encore ? Oh, et puis, non, ça ne me gêne pas qu’on me regarde comme ça, je n’ai pas à avoir honte. Il y a bien un peu de frai, non, dans tout ça... Je ne le ressens pas pour rien...

Julien (67) : Moi, je n'ai pas honte de dire que je suis plutôt heureux.

Pierre (68) : Fort bien ! Soyez bénis... (Il se lève et va pour sortir)

Julien (69) : Vous ne savez trouver de matière à votre activité mentale que dans le conflit. Il vous faut des crises. Vous marchez au dépit.

Pierre (70) : Vous citez ou bien c’est de vous ?

Julien (71) : Un système comme un autre, avec ses illusions et ses stratagèmes.

Pierre (72) : Disons que je n’ai pas autant de facilité que vous à parler du bonheur, comme si on le connaissait bien, familièrement. Je ne souhaite à personne de souffrir. Mais certains bien-être sont d’essence criminelle.

Julien (73) : Devrais-je me sentir coupable ? C’est trop fort. Mais, vous devez en convenir, c’est vous qui avez un problème. C’est à vous d’espérer la patience d’un confident. Et je ne semble pas le mieux placé.

Pierre (74) : Pour sûr !

Julien (75) : Tout égoïste que vous soyez, je vous assure, sincèrement, que j’en suis désolé, pour votre idée du bonheur. J’aurais aimé vous aider.

Pierre (76) : Nom de Dieu ! Un peu de plus et en effet, je marchais... Arriver à me faire passer pour le type aigri, usé, blasé.

Julien (77) : Je suis satisfait de voir que vous ne collez pas à ce portrait. C’était excessif.

Pierre (78) : Je me demande comment vous pouvez encore ajouter cette satisfaction à toutes celles que vous aviez énumérées sur vous-même. Sans aucun doute parce qu’elles ont peu de poids réel. Vous mentez mal. Cette tache de sang sur le sol en atteste. Et puis, la tête que vous faisiez quand je suis entrée... On aurait dit que vous tombiez soudain, comme un assassin, sur un indice oublié qui vous trahit. Une étonnante maladresse alors que vous pensiez que tout était parfait, bien nettoyé, bien lisse... comme le bonheur que vous m’avez dépeint.

Julien (79) : Votre « perspicacité »... est un vice.

Pierre (80) : Allons, allons... Pas de leçon de morale, voulez-vous.

Julien (81) : (gravement) je sais bien que je compte sur les autres... je compte sur leur perception forcément superficielle qu’ils peuvent avoir de mon existence pour fabriquer de celle-ci la seule image possible. Je ne le nie pas. Eh ! bien... ça me plaît, que cette idée que les autres se font de nous soit notre manière d’être les uns envers les autres compréhensifs, indulgents, humains.

Pierre (82) : Un glorieux humanisme.

Julien (83) : Peut-être pas glorieux... mais, pourquoi le faudrait-il ?

Pierre (84) : Besoin des autres pour bien mentir sur soi-même, et, tant qu’à faire, renforcer ce mensonge en le partageant. C’est tout bonnement ce qu’on appelle conformisme. Et après tout, quoi d’autre ? Et puis, le mensonge largement partagé devient une vérité. Pourtant, cela ne coince-t-il pas un peu parfois ? Oh... un incident, un problème qu’on tâche de régler au plus vite. On soigne ça... Mais il arrive que le malade étouffe, ou meurt d’un singulier cancer, celui du dégoût, un dégoût d’autant incurable qu’il n’est pas définissable. Et l’on s’arrange pour cela. Mais on est plutôt nombreux à mourir de ces maladies-là, qu’on nous empêche de connaître, qu’on nous dissimule sous des douleurs plus « impersonnelles », sous le caprice du mauvais sort, ou bien même parfois, dont on nous rend coupables, s’il faut en arriver là, comme des espèces de maladies que nous aurions fabriquées nous-mêmes pour nous défiler devant le vertueux devoir d’être courageusement stupides. (Silence)

Julien (85) : Nous ne parlons sans doute pas de la même chose.

Pierre (86) : Oh ! si ! Mais si différemment. Ne trouvez-vous pas que le bonheur a quelque chose d’irréel. Même quand on peut dire qu’il est là, parmi nous. On sent comme une tromperie...

Julien (87) : Non, je ne vois pas. On le tient assez avec soi pour qu’il ne...

Pierre (88) : ...ne s’étiole pas, ne se dénature pas, ne révèle pas cette sale nature qu’il a de ne pas durer.

Julien (89) : On s’arrange pour le faire durer.

Pierre (90) : On s’arrange. Oui. On fait durer. On s’organise. On peut en faire comme un traitement de médecine douce.

Julien (91) : Un art de vivre.

Pierre (92) : le bonheur, on le manque toujours dès qu’ »on commence à le discerner. La souffrance, elle, ne ment jamais. Elle peut ne jamais s’arrêter. Et surtout chez le ceux-là qu’on dit « heureux ». parce que c’est une jouissance totale pour Dieu et sa servante la Mort. Dieu jouit de nous voir souffrir, surtout quand on doit garder par-dessus l’apparence du bonheur. Enfer dont on n’a même pas le droit de se plaindre. Dans la souffrance, le temps existe vraiment. Vous savez bien, ça. Quand on est « heureux », on ne voit pas le temps passer. Alors, le temps, dit-on, nous rattrape, et le voici, bien là... et la douleur commence. Et puis, si par hasard, ou par chance, on arrive à se faufiler, à rester indemne, la vieillesse arrive. Et elle ne connaît aucune force ni stupidité qui lui résiste. (Un temps) Les plus ignobles sont ceux qui osent parler de leur bonheur.

Julien (93) : Les gens vraiment heureux n’en parlent pas, c’est ça ? Alors, être heureux rend donc si égoïste, si hermétique ?

Pierre (94) : Votre bonheur à vous, c’est clair, ne reste pas enfermé entre vous, entre vos murs. Oui, je vois, je comprends... Quelque chose qui se partage, s’offre, comme une lumière... Non seulement heureux, mais bienfaiteurs avec ça.

Julien (95) : Mais vous, non... Au-dessus de ces choses-là, de ces illusions. Rien à voir avec ces mensonges.

Pierre (96) : Cela ne mène à rien, en effet. On en reste à surface, on tient ça comme on peut, dans un effort commun. Un effort commun, oui, peut-être, mais c’est une diversion.

Julien (97) : Une diversion qui a mené assez loin, malgré tout, non ?

Pierre (98) : Je sais. Je sais bien... De quoi se faire une vie, nos vies. Mais cela n’est pas donné à tout le monde. On sent quand même que ça ne reste pas en nous, que ça se défile, que ça se vide... non ? Et le temps laisse quoi ? Des souvenirs qui ressemblent à des songes inventés, puis qui vont bientôt disparaître. (Sonnette. Un temps. Pierre respire profondément et bruyamment, puis se calme) Et puis bon ! C’est quoi cette histoire de de bonheur ?!

Julien (99) : L’horreur du vide.

Pierre (100) : On croit parcourir et conquérir de vaste territoires, et finalement l’on n’est juste un rat qui court dans sa roue.

Sonnette. Pierre se lève, puis s’agenouille pour effacer la trace de sang au sol.

Julien (101) : Rien à faire. Ça ne part pas.

Pierre insiste, s’énerve, s’acharne, en vient presque aux larmes.

 

SCÈNE 2

 

Entrée de Sibylle, toute vêtue de noir, livide, mais sans faiblesse.

 

Sibylle (102) (sans émotion) : Pierre. Pierre...

Il se retourne, reste figé, effrayé.

Pierre (103) : Sibylle ? Qu’est-ce que... ?

Sibylle (104) : Tu commences à mourir, je sais de quoi je parle. On commence à te diviser, te morceler, te détacher.

Pierre (105) : Va-t’en. Je reste bel et bien vivant. On me dit même bon vivant.

Sibylle (106) : Oui, on sait. Mais ça, ce n’est pas vivre. Et si tu as facilement le vit raide entre toutes paires de cuisses, il est... je dirais : raide comme un mort.

Pierre (107) : Eh bien ! Quoi ? Éros et Thanatos ! Et puis quoi ! Elles aiment ça... Je crois qu’il n’y a pas eu de plainte.

Sibylle (108) : Si Julien s’accroche à son radeau, toi, tu sautes d’une femme à l’autre comme d’un rocher à l’autre, pour ne pas tomber, pour défier l’inconnu tout en l’évitant lâchement.

Pierre (109) : Ce n’est pas du tout l’inconnu. Je sais très bien de quoi il retourne. Il vaut mieux être un naufragé que d’avoir coulé.

Sibylle (110) : Tu as donc peur, toi aussi.

Pierre (111) : On aura l’éternité pour se parler. Là, je suis occupé.

Sibylle (112) : Chacun se fabrique de quoi exister, on pourrait trouver de l’artifice dans tout ça, chez tout un chacun, tu as raison, mais si tu en sais un peu plus que d’autres, tu ne le sais qu’avec des mots. Tu as toujours évité d’avoir à plonger, à surnager au milieu de ce qui nous échappe. Mais tu as de plus en plus de mal à faire le funambule. Et ça ne va pas s’arranger.

Pierre (113) : On a le temps, merci.

Sibylle (114) : Le temps ? Justement, tu n’y a pas pensé, Pierre. Oh... on ne peut pas vraiment t’en blâmer. Moi, tu ne m’as pas oubliée. Tu ne risques pas de m’oublier. Tu ne choisis pas tes amours parmi les vivants. Avec une morte qu’on pleure toujours, tu es comme tous ces cyniques bons vivants qui portent sur leur dos le lourd cadavre de leur déception. Parfois je te dis « Laisse-moi, oublie-moi, relâche-moi ». mais tu ne le peux pas.

Pierre (115) sombre : Va-t’en.

Elle sort.

 

SCÈNE 3

 

Sonnette. Il s’assoit.  Lumière atténuée. Julien se remet à écrire. Nouveau coup de sonnette. Les deux hommes sont figés.

Julien (116) voix douce, mais sans mollesse : Pourquoi es-tu comme ça ? Tu t’y obliges. Tu te protèges. Tu as peur. Et la peur ne te lâche plus. Pourtant, tu es là, comme je le suis. Je pourrais te tendre une main fraternelle. (Il se lève, vient poser une main sur l’épaule de Pierre. Mais celui-ci sursaute et repousse la main d’un coup de l’épaule) Non ? Vraiment ? Je n’en sais rien, au fond... On ne peut jamais vraiment savoir. Chacun dans la peur de son ombre. Et moi aussi, certainement.

Sonnette. Retour de la lumière.

Pierre (117) : Que crois-tu donc ? Qu’est-ce que je peux attendre de toi ? Je ne peux entrer dans les rôles et la mise en scène de ton petit théâtre. Moi, je reste avec moi, avec ça. Je sais de moins en moins quoi en faire. 

Romain CARLUS

AVERTISSEMENT

 

Ce site réunit et reconstitue l'oeuvre de Romain Carlus : les rubriques sont donc évolutives, se remplissant à mesure que les manuscrits sont traités.

 

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"En travaux" : l'oeuvre est en cours de traitement avant d'être entièrement publiée

"À suivre" : l'oeuvre va être complétée progressivement

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