POÈMES DE PARIS
I
PARIS-SUR-MER
Toitures,
Mille toitures, ville sur la ville,
Mille pontons du ciel.
- Et tous vos paliers et tous vos pans de nacres luisant
Là dans vos moires des rêveries amères...
Il y a l'Amour - vous savez, l'Amour, l'Amour,
Qui erre et là-haut se console comme une chimère déchirée
On voit quelques larmes éternelles qui scintillent aux creux de vos conques métalliques.
- Et vos zincs ventrus comme des coques de chaluts,
Vos zincs ventrus gravés de rouilles,
Flancs de vaisseaux trempés dans les hystéries acides, vertigineuses et surnaturelles,
Où des noyés noyés de désirs, et des sirènes somnambuliques
Ont griffé leurs noms d'aviateurs.
- Étages flottants de ras d'eau déments hissés jusqu'aux écumes célestes ;
Nos regards vont toujours sur vos barques bercées,
Dans le roulis de vos altitudes profondes qui ont dans nos coeurs tant d'îles promises.
Là-haut, sur vos crêtes sculptées comme des huîtres monstrueuses,
Tremblaient nos âmes dénudées,
La cheville fébrile des dormeurs éveillés,
Pêcheurs des amours lacrymales aux cernes des lucarnes.
Nous avons tous là-haut des alcôves de souvenirs
Où dorment pour toujours des trésors de chairs d'or,
Dont nous avons perdu à jamais la carte.
Toitures, dais et couronnes, royautés des Illuminés,
Vos balcons inaccessibles qui nous baptisent "poêtes" ;
Là-haut se penchent, suspendus, des rideaux des vertes aurores,
Ruissellements de feuillages exotiques bougeant dans une paresse équatoriale.
Et à nos pieds et sur nos têtes parfois pleuvent des gouttes d'averses invisibles, d'effluves égarés.
- Et dans les rigoles, des hommes aux allures de pêcheurs d'oursins et d'écrevisses,
Poussent de leur balai les marnes d'une marrée basse qui s'en est allée
Découvrant les asphaltes.
Toitures, escaliers du ciel.
On aperçoit des rives des terres inconnues, et des clairs de planètes
Mouilant dans vos houles sidérales.
Et les rues ont comme une étrange beauté d'Atlantide retrouvée.
II
RAGE DES CIEUX
Toitures, promontoires sur les houles vagabondes qui s'éternisent.
Toute mon âme, qui existe,
Voit de là-haut
ses écluses secrètes dans les lueurs vertes, où infusent sans fin,
entre les voilures des feuillages profonds,
les clairs-obscurs de ses amours noyées.
Elle vient là s'amarrer à ses quais, bercée d'immobiles adieux,
Là où chuchotent les souvenirs dans le pourrissement des eaux :
vagues aux larges hanches des péniches - bruit doux
des mains sur les amantes disparues,
là où le promeneur passe, clandestin des transports du temps,
et s'assoit sur les bancs taillés à même le bois des vaisseaux
fantômes,
les bancs qui d'un bond s'immobilisent.
Fièvres flottantes des esquifs perdus aux bords des abîmes,
longues ailes des algues dans les courants de beauté,
la nuée bruissante des arbres a des langueurs
de bandonénons et de chansons martimes.
Et de là-haut mon regard à vol d'oiseau saisit des chevelures, s'abreuve de scintillements aux creux des épaules - sourires naissants des seins : des danseuses qui dénudent la beauté au gré de leurs robes chavirantes.
Toitures, estuaires des cieux,
On aperçoit des digues, on voit des jetées que lèche la langue du vent.
Toiture, chaînes de cascades purifiantes qui sans cesse descendent et remontent ;
Vous éventrez mon âme d'abysses,
J'ai la tête à l'envers...
Toitures, vertige de mes entrailles,
Hauteurs profondes versées à mon coeur haletant d'aventures aux courants des trottoirs,
Embruns des désirs qui s'échancrent
dans les reliefs accidentés des hasards,
Je vois des môles qui avancent et des baies émouvantes,
Où parfois fument des cheminées de bateaux engloutis,
Qui naviguent encore sous l'océan,
Et des mâts hérissés de dents qui peignent la chevelure des ondées :
la pluie des temps.
Toitures, haute mer des rues entremêlées, perdues des confins,
Bleues sous les chaleurs solaires
- C'est dans l'abandon des rivages que l'on marche alors,
Et transparaissent des baigneuses nues sur les parapets ;
Blanches entre les banquises nuageuses.
- On se tient au tiède dans les moiteurs fragiles et ennuyées d'étrange
étreintes solitaires.
Grises dans les limbes surhumaines.
Hypnose, continuum du Grand Chant d'Orgue.
- On parcourt tous les temps à la divagation de leurs parallèles,
Tous les mondes inclinant à notre pas les berceaux de leurs ponts :
Miroirs cosmiques, paysages de nos heures, chemins qui nous parlent,
Inventions vraies des destins...
J'ai la respiration fleurie de douloureuses douces Lyres,
Les forêts fluctuantes de mon souffle baignent leurs frondaisons
dans votre air fécond des secondes vues :
Éveil des confusions supérieures, la vie et la mort réversibles,
Vérités imprévisibles de terres soudaines :
Notre regard stupéfait dévisage sa Mémoire.
J'y reviendrai.
III
MARÉE NOIRE
Toitures,
Lits d'amollissements des dieux mutants, morts-vivants,
Autels de leurs festins et de leurs orgies polluant les ondées virginales,
J'aperçois leurs pupilles carboniques et je sens tomber les effluves gras de leur haleine ;
Et, comme des mouches, des essaims de pigeons grignotent leur fiel noir et gluant comme des poulpes,
Embryons mourants de l'avortement chaotique des transcendances urbaines.
Nos chairs tuméfiées entre les éclats de verre et ciments armés.
Tortures,
Sous vos serres et sur vos grilles des mirages d'oiseaux brûlent leurs ailes - goélands desséchés :
Morsures - dans vos niches des chiens assis aboient des adieux,
On fuit nos amours qui ont la rage et de la bave sur les lèvres :
Dans les chenils de leurs abandons, on entend des reins opiniâtres convulsés d'aigreurs se déchirer
En grinçant sur des phallus de fer que des foudres amères trempent d'espoirs déjà morts.
Le réel s'est taillé les veines sur la lame de nos rêves.
- Ou le contraire, on ne sait plus...
On a tous des gueules de marins balafrés jusqu'au coeur :
Entre la fièvre et la chair, n'est sortie que le vérité du couteau.
Toitures, étaux.
(Ce poème a été récompensé en 2006 d'un Accessit au Prix Jules Laforgue)
À « Certes Princesse ».
5e arrondissement, Pont-Neuf.
Marcheur invétéré sur les interlignes de la Vie,
Quittant jusqu'à mon visage dans la foule, le foule où nous avons tous
des noms d'emprunt et où nous portons tous
des vêtements volés à quelqu'un,
La foule, inconnue comme des paysages, éreintante et enivrante
comme les voyages, la foule où l'on peut croiser l'Ange gardien,
le Diable sous le manteau
L'Incroyable homme de la rue.
J’ai croisé hier, soudain, deux fantômes, deux êtres, à peine, des ombres,
qui se tenaient par la main.
Et je les ai suivis.
Entre eux bougeaient dans les airs comme une rivière, et dans ces ondes enlacées, ils se versaient dans leurs bras des flots d’alcools
capturés à la Beauté des houles et des chimères,
Ils avançaient, désaltérés, des sillons fleuris d'écumes fauves
devant leurs pas de découvreurs - voyageurs sans heures
qui ne partent pas pour arriver mais se bercer sans fin
et libérer du monde les terres encore nubiles
que le ciel veut épouser.
Les iris de leurs yeux étaient couronnés d’un seul
et même astre de royauté qu’il faut dévorer à deux,des yeux
éclairés d’une lumière jetée jusqu’ici
d’une conjonction providentielle d’étoiles, quand sur Terre
le hasard fait son chemin à la Destinée.
Ils s’arrêtaient parfois, faisaient de grands gestes. Et alors leurs visages
tournés l’un vers l’autre devenaient soudain tragiques ;
voyageant si loin l’un dans l’autre qu’ils croisaient parfois leur mort
– leur Mort heureuse qui leur souriait. Ils pleuraient presque alors de se retrouver là vivants, avec des cris muets du cœur qui avaient des échos si vastes…
C’était deux vagabonds magnifiques
aux mains de mendiants remplies d’or,
de cet or dont on s’éclaire et se chauffe et qui embrasait leurs poumons,
âtres d’alchimies terribles …
Ils s’arrêtèrent encore,
Ils jetèrent sur la Seine de ces regards, de ces regards-là
qui offrent des bougies à l’eau du Gange.
C’est alors qu’ils se sont tournés vers moi, et que je les ai reconnus,
et qu’ils ont disparu.
Comme des enfants perdus – que nous avons abandonnés,
ils sont toujours là
– tu sais ?
Dans les jardins suspendus de notre si cher et chagrin quartier Latin…
Parfois on peut encore les voir, surgissant d’un coin d’ombre,
marchant en pressant le pas comme pour ne pas perdre le temps
du bonheur qui court si vite et qui n’explique jamais son chemin,
traversant une rue avec leur regard d’hallucinés, et disparaissant
derrière les passants vers une vie aventureuse
qu’ils poursuivent loin de nous.
Peut-être, toi aussi, les rencontreras-tu, un jour.
Alors, ne te détourne pas,
regarde-les. Ne les fuis pas, car ils te chercheront,
ils chercheront ton regard.
Et ils te parleront tout bas, et tu les écouteras. Et tu te rappelleras.
Ils prononceront des mots que tu connais bien, des mots très anciens,
tes mots et les miens.
Puis ils s’effaceront et tu marcheras seule de nouveau,
avec ton âme artificielle, éclairée aux néons des vitrines
d’une vie rachetée au petit bonheur la chance,
te promenant toi-même en laisse, fièrement.
Alors tu écouteras, dans le vide, tu voudras entendre,
et tu entendras, là-bas,
on ne sait d’où, l’ancienne chanson si familière…
...brasier d’étoiles douces qui grésillent sur les nuits éveillées
...quand sous nos mains la chair rougeoie
...l’affreuse chance d’avoir vécu l’impossible
...une princesse endormie dans ton coprs sortira de ton sommeil
et te fera mal en serrant ton coeur pour respirer un instant
l'air des vivants
...des cendres dans ta gorge.
Parfois, peut-être, reviendras-tu dans ces lieux,
pour apercevoir deux fantômes…
Tu peux toujours rire, tu peux toujours jouir,
c’est moi qui tiens prisonnière l’amante des nuits baudelairiennes,
l’amante que tu ne seras plus jamais.
Et je la tuerai et je dévorerai son ombre.
Métaphysique triviale.
Quel est ce Dieu qui a jeté mon âme par-dessus bord ?
Qui a jeté mon âme dans le chancre des destins avortés,
Mon âme anémiée, appendice de passions mortes autopsié
sous le gris néon
du Ciel qui voit tout,
Mon âme ramassée comme une poubelle vers le grand tri cosmique.
Une petite musique des sphères plane sur les rayons des supermarchés…
Petite musique pour mourir en paix.
Mélancolie des damnés.
Où se cachent mes folles amoureuses ?
- Qui tour à tour étaient mes ombres et dont je n’étais que l’ombre.
Mes sévères maîtresses, mes serviles catins.
Et le distillat des heures liquoreuses qui sublimait notre paresse…
Corps des verdeurs et divagations des baisers, robe grenat des caresses,
Vieillissement des bons vins sanguins qui déshabillaient dans les recoins
sombres des bars
Nos attendrissements de fous tziganes se tatouant
des fleurs de feu sur la poitrine…
Prohibition de nos ivresses ! Le décret est signé
de la main de l’Éternel en personne.
Vous n’aurez plus d’érection d’âme. « Vivre est un péché mortel ».
Mais dans ces cafés embrumés, je veux encore débarquer,
Escales ouvertes jusqu’aux petits matins
à toutes les caravanes de brigands.
Écluses où tu possédais le monde entier
en amarrant ta maîtresse au comptoir des rêves louches.
J’entrevois tous les rats qui rampent dans vos cerveaux
et se glissent entre vos regards.
J’entends vos ombres déprimées qui parlent toutes seules
- Je les connais bien, je les fréquente souvent.
Élevage en batteries de nos cervelles domestiquées, piqûres de la résignation, amphétamines de la survie sur le cadavre du monde, virus de l’envie, hallucinogènes du profit, opium de la bonne conscience, culte de la mauvaise foi, haute morale de l’indifférence, charité bien ordonnée, rentabilité de nos naissances, rentabilité de notre mort, loi organique, purge puritaine – pur purin du démon en « habit de lumière », grands orgasmes de la chair à canon, masques de beauté, sourires publicitaires, recyclage de nos désirs, rien ne se perd, tout s’achète, chiffres des victimes, poubelles des mémoires, ceux qui meurent étaient trop loin des yeux pour être vivants, et tous ces pauvres trop nombreux qui nous coûtent si cher, surtout quand leur peau trop colorée se vend mal.
Précédons la mort dans son travail : infarctus répétés de l’humanité
qui oublie de respirer.
Nous n’aurons même plus nos souvenirs pour mourir.
Dans l’air de Paris, ce matin, des bouffées de vanille et de prune
et des sueurs de miel.
Dans la céleste semence de mon Amsterdamer fleurissent
des volutes orientales ;
Et comme une encre sympathique,
Ils dessinent les courbes de tes hanches sous les sept voiles
du soleil levant.
Dans mon crâne, j’ai des ondulations d’encens qui dansent.
Je suis à l’ombre de mon âme naufragée et rien ne m’en délogera.,
Et si l’on m’emprisonne, je peux encore devenir fou.
Et je saisirai l’amour comme on prend une arme pour en finir.
VI
C’était dans la rue Gît-l’Cœur...
Chanson oubliée
Dans la rue Gît-l’Cœur deux amants fous s’enlaçaient à s’en rompre les amarres...
Et larvée sous le Quai des Orfèvres, là, dans la Seine, la mélancolie enchaînée marinait bien bas.
Bientôt consacrés Figure Double de Proue de la Cité, élancés au jardin du Vert-Galant,
Là où la vie est une sainte fille qui toute nue marche sur la rue et sur les eaux,
Ils entaillèrent et ouvrirent entre leurs bras leurs cœurs et leurs fruits saignés
- de la signature des pirates qui embrassent et joignent leurs destinées par le poignet
Se sont embrassés.
Ce sont les coutelas du bonheur et de la folie.
Entre les cris aigus et les vols pointus des hirondelles folles filant et se croisant entre les toitures,
Ils ont cru entendre parfois l’aiguisoir des lames de Gilles le Queux tranchant ses abats ;
Un soupirail non loin trouant quelque mur noir et soufflant des effluves de lard au bûcher...
Mais la parole flamboyait dans leurs baisers : « Nous détenons le trésor, dont la carte secrète est gravée sur la face cachée de nos cœurs ! Et Paris maintenant est notre tour du monde. »
Ses mains glissèrent alors sous la jupe et sur la soie des bas noirs, allant caresser l’orée ourlée de la chair prodigieuse qui s’ouvre encore et encore et sans cesse,
Et elle, contre son ventre, tenait la roide vérité des totems.
À quelques rues de là des échos amers de la voix de Vian déchantaient encore « faut qu’ça saigne ! »
Mais entre leurs lèvres ils ont fermé la bouche à toutes les rumeurs macabres et ont décrété le silence de leur amour indéchiffrable.
Ces deux mortels affamés se sont alors jetés dans le festin du rouge Soleil qui se couche et se vautre plongé dans les obscènes merveilles de la Nuit.
La Nuit de l’Animal avec le Soleil des Âmes :
Les lois de la dynamique et de la fusion fabriquent l’électricité cardiaque des métamorphoses.
Là, sur le balcon de leur insomnie, dans les débordements de leurs entrelacs ardents,
S’est modelé le superbe monstre fantastique, sous les yeux des étoiles.
Corps Glorieux des Amants : poètes alchimistes aux cœurs où faire bouillir leur sang, mystiques sauvages déterrant de l’infertile ordinaire le temple des statues qui parlent et des encens montant au nez des dieux gourmands de leur Création.
Conquêtes épiques des jouissances.
Pour un peu, les pontons, se brisant, allaient libérer la nef de la Cité ; du haut de Notre-Dame la vigie allait crier « Ciel ! Ciel !».
Fragiles fanaux du théâtre allégorique un temps prêté au partage d’un rêve – et qui nous échappe toujours par quelque machine dont la poulie grince là-haut entre des nuages peints.
L’irréductible division des esprits et des corps nous trahit, dévaste nos jardins, nous capture et nous soumet.
Elle creuse les tranchées et les prisons qui nous enténèbrent, elle plante les barreaux qui serrent nos gorges, séparent nos mains.
Et le Troisième Être, torturé, démembré, brûle dans les geôles basses du Diable en personne, le charognard des cadavres du Dieu Jaloux.
C’était dans la Rue-Gît-l’Cœur, les deux amants qui s’enlaçaient à s’en rompre...
Mais un traître bandit de la Bande à Bonnot, caché derrière la porte du 17, le chiffre de la guigne,
Tueur à gages du comptable véreux de la liberté, des jours et des nuits volés,
Les a dénoncés.
C’était la ruelle marquée de l’ombre des amours dépossédés
Le souvenir que le venin de la Veuve Noire empêche de se refermer.
C’était la rue des Noyers, la nasse du mauvais sort.
La mélancolie, pieuvre à l’œil torve, flotte à la surface de la Seine et dévore nos derniers beaux restes, jetés à l’eau avec la verroterie et les culs de bouteille des pochards naufragés.
Faux noms de rue, faux noms de l’Amour.
Et l’Amour comme faux nom.
Ils se sont donnés, ils se sont perdus.
(...)