Pièce n°6 : 24 rue Jacques-Louis Bernier (Colombes).
"À quatre rangées de sièges plus loin, j'entendais cette percussion mécanique, entrecoupée de rafales de mitrailleuse, dont un pauvre trépané se faisait exploser les pets dans les oreilles. Ces crachats dont il nous envoyait des postillons dans tout le wagon finissaient de lui laver le cerveau ou déjà peut-être comblaient entièrement le volume de son crâne curé d’une cervelle qui s’était avérée inutile. Ce battage était heureusement un peu couvert par l'ennuyeux roulement des bogies sur les rails. Il fut un temps, ce genre de traitement qui stérilise définitivement l'esprit d'un homme pour le ravaler à l'état ovin – ovin, ovoïde ? ovni. Œuf...
Il fut un temps, ce genre de traitement qui stérilise l'esprit d'un homme... était infligé avec force tyrannies, systèmes administratifs labyrinthiques, armées de geôliers et barbelés autour de vastes dortoirs et, à présent, c'était, dans le partage d'une communauté mondialisée d'avilissement heureux, un commerce respectable, un "tempo macht frei" réclamé par les cobayes eux-mêmes, trop contents de se complaire dans l’illusion, dans cette vaine agitation de leurs méninges. La tête dépassait du dossier et balançait, automate, au rythme apocalyptique qu'on lui imposait, et quand le bruit se tut, la tête s'immobilisa ; elle se remit à bouger dès le départ lancé d'un nouveau cycle de vacarme, mue comme par un courant électrique qui serait venu, passant par les écouteurs, de cette pile à décérébrer qu'on appelle "MP3", sigle qui pourrait fort bien désigner une nouvelle sorte de virus dont on ne sait quel animal inattendu serait le vecteur. Ce bruit pouvait aussi bien être celui d'un moteur caché dans une fausse tête... J'eus envie de trancher cette tête pour vérifier qu'elle était artificielle".
Il n'était pas mécontent de cette dernière phrase. Comme certains s'amusent avec des jeux électroniques, se délassent avec des mots-croisés, déplacent interminablement les pièces d'un casse-tête, feuillètent un magazine pour en lire les caractères gras et regarder les images, il passait le temps en serrant de petits paragraphes sur son carnet. Il s'était arrêté à ce mot "artificielle". Parfois, des mots qu’on ne charge d’aucune mission particulière pour nous-mêmes en les prononçant finissent malgré nous par rester dans notre esprit, opposant une résistance imprévisible, ancrés, tenaces, produisant un effet comme la dilution d'une pastille médicamenteuse amère. Il eut légèrement mal au cœur.
Ces paragraphes ne présentaient malheureusement aucune matière pour avancer, voire enfin achever ce récit qui s’enlisait, se développait comme une tumeur et non pas comme un roman qu’il pensait pourtant rapidement réalisable, puisque basé sur un témoignage. Sa pensée s’arrêta : s’agissait-il d’un témoignage ou d’une fiction ? Et celle-ci, fabriquée par un fou, ne pouvait-elle pas représenter sa réalité. Il restait songeur. Et cette rêverie le reprenait toujours, lui avait confisqué la maîtrise de l’ouvrage.
Ce récit qui s’enlisait, se développait comme une tumeur et non pas comme une architecture dont les parties se prêtent à former un tout.
Il allait retrouver pour le long week-end de l’Ascension, après une année tête baissée dans un travail rébarbatif détestablement bien rétribué, des êtres tout autrement vivants, sans artifice. Claude, un ancien camarade de lycée que sa quarantaine commençait à faire douter des vertus du célibat volontaire, et qui était depuis quelques semaines, sans le savoir encore, probablement, dans le viseur d’Agnès, qu’il allait donc revoir, qui avait été son épouse durant 49 mois (le temps d’une LOA de véhicule), le temps nécessaire pour détruire ce qu’ils avaient vécu d’exaltant avant de se marier. La sœur de son ex-femme, Isabelle, venait aussi, pour présenter son mari, Arnaud. Peut-être renouait-il avec ses amis parce que cette année sabbatique qu’il pouvait s’offrir pour écrire, son rêve d’adolescent, réclamait forcément un retour aux sources.
Il laissait maintenant reposer son bras sur le rebord de la vitre, sur la petite grille de l'aération climatisée qui soufflait doucement sa fraîcheur.
Plusieurs voyageurs venaient du fond du wagon, la porte de verre brun faisant entendre trois fois de suite son piston à air et le maniement de sa poignée. Ils avançaient vers Bastien, marchant en sens inverse du train. Il se mit à les observer, le stylo à la main, comme pour en effectuer un rapide croquis : exercice d’improvisation en quelques expressions percutantes. Mais rien ne s’inscrivit sur la petite feuille de son calepin. Une voix retentit derrière lui. Un homme parlait tout haut. Bastien sortit son billet. Les pas se rapprochèrent et les propos, que l’on distinguait davantage, déroutaient. L’homme passa près de lui, le dépassa et poursuivit son chemin : une espèce de brute courtaude puant la sueur, en short bleu fluo, chaussures en plastique dites « chaussures de sport », un marcel jaune en matière synthétique luisante et perforée de ravissants motifs en tulle noire en forme de vagues ; des bras et des jambes pas vraiment nus puisque tout couverts de poils noirs drus. Le personnage donnait l’impression d’un demeuré échappé d’un asile, ou en permission, parlant tout seul. Mais il tenait une conversation en utilisant son appareillage sophistiqué de téléphonie mobile. Bastien avait déjà ressenti cette hostilité envers ces nombreux passants qui se croisent dans les rues sans se voir, sans être vraiment présents, et tenant ainsi des conversations à haute voix avec des êtres invisibles - de quelle planète ?
Il commençait à prévoir, pour le moment de l'arrivée à Montlieu, tous ces multiples petits gestes pratiques, qui sont insignifiants mais qu'on est contraint de planifier et d'exécuter dans le bon ordre si l'on veut véritablement survivre. Il s'est levé pour attraper son sac sur le porte-bagages et le descendre, y enfoncer le magazine qu'il n'avait pas lu, y replier sa veste qui lui tiendrait trop chaud, tout en sortant des poches intérieures papiers, porte-monnaie, briquet, cigarettes, étui à lunettes, autant de choses dont il se vit alors embarrassé et qui ne tiendraient jamais dans les poches de son pantalon.
Il faisait tout cela avec la mauvaise grâce, la mauvaise volonté têtue qui l'avait toujours fait considérer comme un homme caractériel. Mais lui, dans cette maladresse intraitable pour des tâches si communes, dans cet emmerdement à faire les plus petites choses comme ranger ce qu'on a dérangé et déranger ce qu'on a rangé, quand il en voyait les signes chez quelqu'un, il lui prenait alors une sympathie immédiate, il lui semblait voir là quelque chose de l'ange déchu qui résiste et rechigne.
Il était dans cette rêverie mièvre passablement narcissique quand le train commença à ralentir.
Quelqu'un, debout avant lui, ouvrit la porte du wagon, ce qui ne le contrariait pas. En descendant sur le quai, dont la dénivellation obligeait à faire un saut, ce fut comme s'il se noyait dans de l'eau bouillante, ou, au contraire, comme s'il avait été un poisson sorti de l'eau fraîche et dont les branchies se paralysent, durcissent, se dessèchent dans l'air asphyxiant. Il entra au plus vite dans le hall de la minuscule gare. L'atmosphère plus supportable, mais envahie de l’odeur de l’eau de javel qui avait désinfecté les dalles jaunes où un chien au vieux poil s'étalait de tout son ventre pour y trouver quelque fraîcheur, apaisa ses nerfs. Il posa son sac sur un des sièges orange en forme de cuvette. Il envoya un message pour prévenir de son arrivée, attendit le temps d’une cigarette...
Il reprit son sac et, en franchissant une porte fenêtre qu'il fallait presque forcer pour sortir (des grains de gravier ou on ne sait quoi crissaient), il découvrit une place carrée bordée d'énormes platanes et, soulagement, de nombreuses façades serrées de maisons et de magasins, une place encombrée de voitures garées en tous sens, animée d'une petite foule où l'on reconnaissait des vacanciers en tenue traditionnelle, à ce point conforme à leur type, à leur caricature, qu'on aurait cru là une troupe dispersée et effervescente de comédiens amateurs cherchant leurs places avant le premier grand tableau d'un spectacle en plein air, ou d’un film de Tati. Un losange rouge et clignotant signalait un bar-tabac, éternel "Café de la Gare", "À l'arrivée" ou "Balto" mais qui s'appelait en définitive "Le caïman bleu" et qui était tout de rouge grossièrement colorié. C'était du meilleur effet.
C'est en observant les précautions d'usage avant de traverser qu'il l'aperçut. Elle avait attaché ses cheveux. Il vit la belle courbe de sa nuque avec la précision que ne permettait pas la circonstance, mais que lui donnait le souvenir. Ce que les intervalles de lumière et d'ombre des arbres lui laissaient peu voir se trouvait complété par cette illusion dont il se méfia aussitôt, en raison du plaisir qu'elle lui procura. C'était trop impulsif après plus d'un an sans l'avoir vue.
Il traversa et attendit qu'elle arrivât jusqu'à lui - joyeuse, naturellement.
On s'assit à une des tables rondes du café, alignées sur le trottoir, et ils prirent tous les deux un aigre soda au citron très artificiel. Elle n'était pas du tout là pour venir le chercher, puisqu'il n'avait pas précisé s'il devait arriver par ce train de 16h10 ou par celui de 18h22. Ils manquaient d'aspirine, là-bas, et elle traînait une migraine de deux jours dont elle lui relatait les affres. Tout le monde était arrivé en fin de matinée, la ferme était magnifique, l'endroit splendide, on irait le lendemain préparer une expédition dans les gorges, Claude promettait l'orage pour ce soir. Il ne pouvait pas se tromper.
- Et toi, c’est tout ce que tu racontes ?
- C'est que tu ne m'as pas laissé le temps d'en placer une !
- Aujourd'hui ça fait plus d'un an.
- Oui.
- Ça, c’est une réponse !
- J'ai perdu ma place chez Morin, alors j'ai dû prendre ce qui venait. Je suis parti ailleurs.
- Ah oui ? Toi qui aimais tellement ton Paris !
- J'ai été représentant chez Gaillange... en Suisse.
- En Suisse ! Mon Dieu ! La Suisse et toi...
- Comme tu dis. Mais ça m'a pris tout mon temps.
- Pas une minute de libre !
- Non.
- Même pour une petite femme ? Une petite suissesse ?
- Même pas... Enfin, entendons-nous !
- Bien sûr... des occasions par-ci, par-là.
- Et puis, ça n'a pas mal marché, finalement. J'ai eu par hasard l'occasion de donner mon avis sur une collection et ça n'a pas déplu. Je suis revenu à Paris pour une histoire de fusion avec un éditeur belge...
- Écoute, je crois que l'orage, ce sera bien avant ce soir. On devrait y aller.
- Tu as raison. Je téléphone.
- Non. En fait, c'est à une demi-heure à pied. Je suis venue comme ça. On peut tenter le coup.
- De toute façon, mon sac n'est pas lourd... le minimum.
Il paya pour les deux consommations, dans un élan parfaitement inutile et maladroit qu'il regrettait déjà et qu'elle remarqua d'un sourire qu'il lui avait déjà connu, dans des circonstances des plus humiliantes pour lui. Pourtant cette occasion anodine ne pouvait réveiller de tels remous malsains et mêlés qui maintenant étaient bien loin.
Il aurait évidemment voulu dire autre chose de moins banal, mais les impressions qui lui semblaient affluer par vagues, soulevées de toutes parts et qui troublaient véritablement ses sens, l'assourdissaient comme un mal de tête qui se monte, contractaient et faisaient dériver ses yeux autour d'elle dans l'indistincte agitation de la place, restaient aussi inexprimables que pressantes, trop nombreuses et contraires, finalement inquiétantes et le faisant les contenir derrière ce barrage mal consolidé, au décorum bâclé, aux contreforts bien mal posés, aux jointures peu étanches, derrière cette petite façade qui lui laissait juste l'espace où se tenir et tenir devant le public son rôle convenu, mais qui, sans doute, ne faisait guère illusion, cachait fort mal l'espèce de chaos, l'espèce d'incendie qui débutait dans les coulisses, qui grondait dans son crâne, l'essoufflait trop vite à chacune de ses répliques.
Quand ils se levèrent, il ne put s'empêcher de regarder sa silhouette. Si les hommes remarquent facilement qu'une femme a maigri, à beaucoup d'entre eux il est comme impossible de voir clairement qu'une femme a pris du poids, sauf cas extrême, sans doute parce que les rondeurs ne sont pour eux pas véritablement visibles mais tout de suite rendues à la magie du toucher.
Il ne voyait donc pas qu'elle avait pris des rondeurs, mais il en touchait des yeux l'heureuse fortune. Elle se retourna vers lui, à l'arrêt d'un feu ; il évita son regard en montrant le ciel de plus en plus noir. Ils attendaient côte à côte la fin de ce temps idiot du piéton lorsque, interminablement, le "petit bonhomme est rouge" mais que les voitures restent immobilisées avant leur signal vert qui ne veut pas venir. Le vacarme des moteurs hissant leurs vitesses le soulagea soudain, libérant sa gorge, libérant sa respiration dont il retrouva toute l'amplitude.
Il se sentit comme redevenir familier à lui-même.
Puis la rue à nouveau, étrangement, fut silencieuse. Les passants parlaient toujours entre eux, mais n'élevaient pas la voix comme pour ne pas être entendus de lui, s'échangeant leurs propos avec la précaution insidieuse d'un complot. Tous semblaient le regarder en faisant circuler de petites phrases cyniques, de sarcastiques apitoiements, sur son air empêtré, sur sa manière de toujours descendre du trottoir pour les laisser passer, de ne pas savoir rester à côté d'elle ; ils lui faisaient front exprès, pour l'obliger à descendre, frôlé dangereusement par des voitures ; certains laissaient même échapper des ricanements...
On bifurqua soudain dans une étroite rue qui montait, réservée aux piétons par une barrière en tubes de fer, peinte d'une grosse épaisseur de vert-urbain. Il n'eut pas le temps de lire de quel nom on avait baptisé ce passage. On pouvait à nouveau parler tranquillement, et ils continuèrent en effet, avec le même cordial détachement, quoi de la région, quoi du séjour, quoi de l'année passée, ou de l'orage... Et toujours le chuchotement intérieur qui gardait attisée la petite braise dont la cendre chaude oppressait ses poumons. Il tortillait ses doigts autour de la sangle de son sac pendu à l'épaule.
Il observait son visage, avec ce rare don d'ubiquité qui nous est donné lorsqu'on peut à la fois parler, penser à autre chose qui ne laisse pas d'occuper notre esprit et être en même temps sensible à cet écart, assez pour chercher à le cacher, trop peu pour y vraiment réfléchir, s'y arrêter, mais en y trouvant par là même un plaisir de fruit défendu - dont on ne sait encore s'il est ou non empoisonné. Mais rien dans ses yeux à elle ne laissait croire qu'elle lui donnait, dans cette clandestinité-là, à savourer un tel fruit, fruit de la blancheur de ses joues, de son cou, de ses seins...
Ce qui entretenait un certain malaise en lui devint d'un seul coup tout à fait clair, et il en oublia de l'écouter. Tout était là, sur son visage, son visage si doux... Dans son visage, le temps s'inversait, s'annulait, se résolvait dans une étrange grâce un peu ironique, un état de grâce des heures : il la retrouvait comme s'il ne l'avait pas vue depuis seulement une heure et que cette heure lui avait paru une éternité, une année. Il pensa soudain au visage secret que cache une femme, celui qu'elle nous montre quand elle jouit.
Les pavés de la ruelle s'arrêtaient net à la limite des dernières palissades de bambous secs et jaunis occultant la vue sur les jardins. C'était à présent un chemin de terre d'où saillaient parfois des vertèbres de rocaille blanche.
- Tu ne m'écoutes pas... À quoi tu penses ?
- À rien...
- Je te parle et tu ne penses à rien...
- Tu as dû recevoir ma lettre, non ?
- En effet.
Un coup de vent envahit tout l'espace d'une puissante odeur de pluie. Là-bas, plus si loin, suspendues, des avalanches noires et grises couvraient de plus en plus de ciel. On commençait à entendre des grondements. Les souffles jetés sur eux deux portaient, comme pour les incendies (mais ici venant de cataractes aériennes), comme pour l'herbe fraîchement coupée, un effluve de ce qu’il se passait ailleurs mais gagnait une surnaturelle proximité. Au-devant de leur démon déchaîné, d’invisibles sorcières, en remuant l'air dans leur sabbat, venaient ainsi faire sentir la sueur du monstre qui approche.
Elle ne tarderait pas à dire qu'elle avait froid.
Des éboulements de roches écumantes, plombées, dans ce tremblement de terre du ciel, roulaient déjà au-dessus des arbres ; la lisière de la forêt était à peut-être un kilomètre encore. Agnès se retourna : "Oh ! Merde ! Regarde ça !". Juste derrière eux, on voyait, d'une netteté stupéfiante, la progression de la barrière de pluie qui venait." On va se faire tremper !"
On se mit à presser le pas, mais l'averse diluvienne, aux lourdes gouttes serrées, dévastait déjà tout le champ qui les séparait encore du sous-bois. Leurs vêtements furent en quelques secondes complètement imprégnés. Ils coururent en poussant des rires nerveux. Un coup de tonnerre éclata tout près. Agnès se mit à crier.
La chaleur avait miné le ciel pendant toute la journée et tout explosait à présent.
Des falaises qu'on ne voyait pas, mais gigantesques, s'écroulaient là-haut. On pouvait les voir tous les deux courir sur ce chemin entouré de terre labourée comme deux silhouettes terrifiées traversent, éperdues, l'espace criblé de balles et d'obus d'un champ de bataille. Cette image lui était venue à l'esprit lorsqu'ils atteignirent enfin le bois et s'écroulèrent, haletant, sur un tronc d'arbre abattu. Et derrière cette image qui ne s'était présentée à ses yeux que pour l'attirer mieux dans un piège, qui n'était qu'un leurre, un appât, se déchirait déjà une sorte de voile, une fine étoffe, comme une jupe, sur l'objet, la machine infernale : ce qu'il vivait là avait déjà été vécu, ce qu'il voyait là, il l'avait déjà vu. Il connaissait le danger de cette impression familière à tous et qui semblait lui dire : je vous attendais, tout cela vous attendait, vous vous attendiez. Il fallait parler.
- Mes godasses ! Et en plus ici on n'est pas encore vraiment à l'abri.
- On va continuer. Plus loin, je sais qu'il y a une maison en ruine. On va s'y arrêter.
- Il y a loin après ce bois ?
- C'est bien ça l'ennui. Il faut monter une espèce de petite colline et c'est encore, je sais pas, peut-être à un ou deux kilomètres.
- Oui... Ce n'est pas très loin, mais avec ce déluge, c'est pas possible.
- Je reprends mon souffle et on y va.
- Prends ton temps... On est quand même mieux protégés ici... Et puis, mes chaussures, je m'en fous.
- Mais, sous les arbres, avec un orage, c'est pas prudent, je crois.
Il fit une moue rassurante. Il devait forcément faire une remarque sur l'état de sa robe trempée, car ce serait finalement un problème quand ils entreraient chez Jacques ; où tous attendaient son retour, ignoraient encore son arrivée à lui, et seraient, malgré la confiance et la discrétion dont il leur connaissait l'élégance, surpris de le voir ainsi arriver avec elle, elle dont la robe collait littéralement à ses seins, à tout le reste, sans plus rien cacher. Mais comment lui en parler sans avouer en même temps l'attention qu'il y portait, qu'il était obligé d'y porter ? Il y était donc obligé.
- Tu n'aurais pas dû mettre une robe comme ça... blanche.
- On voit ?
- Tu plaisantes ! On ne voit que ça... Et même, on voit tout.
- Je t'en prie ! Ne te gêne pas surtout !
- Enfin, écoute ! Comment veux-tu ?
- Laisse, je plaisante... Heureusement encore que c'est avec toi... Tu m'as déjà vue toute nue, après tout.
- Comment ça "après tout" ?
- Rien... Ça ne veut rien dire du tout. Et le pire, c'est que même avec cette pluie, il fait toujours aussi chaud. En fait, j'adore ce temps-là. Même gamine, j'ai toujours aimé les orages.
- Oui, je sais.
- Tu vois, on radote. On se répète, il faut seulement changer de personne pour nous écouter.
- Ou ne plus écouter, en donnant le change.
- Et toi, évidemment, tu sais tellement mieux écouter.
- Mais pourquoi les femmes ont-elles besoin d’être tant écoutées ? Je suis écouté, moi ? Et pourquoi est-il si évident que les hommes doivent faire le « bonheur » des femmes ? Leur bonheur leur appartient, non ? Depuis un bon moment, je crois. A moins de confondre bonheur et orgasme, et encore...
- Voilà un ton qui contraste avec ta si belle lettre.
- Belle ? On se demande un peu pour quoi faire...
-
Elle n'envisageait absolument rien quant à leur arrivée, qui s'annonçait théâtrale, chez Claude... Ils reprirent leur marche vers cette maison en ruine, la pluie perçant facilement entre les branches des pins.
- Tu as raison de dire "toute nue", Agnès.
- Eh ! Bien. Oui ! Qu'est-ce que tu veux ! Il fait chaud... Voilà ! Alors je n'ai rien mis en dessous ! C'est comme ça. Regarde ailleurs, si ça te choque vraiment !
- Tu es drôle toi !
- Je sais... mais pas seulement, hein ?
Cette fois, elle commençait clairement à jouer avec lui. Elle commençait toujours à se faire aimer par son don naturel de provocation, comme elle finissait de la même manière par s'en faire haïr. Mais il fut surpris de la rapidité, de la direction franche et bon enfant de l'attaque.
- C'est là.
- La porte est fermée.
Il fit le tour.
- Et toutes les fenêtres sont murées.
- C'est pas notre jour. Dis ! Tu veux bien regarder un peu ailleurs quand même ! Au moins pour nous trouver un abri... Tu ne vas pas me violer sur le bord de la route !
Il la connaissait trop bien. Il ne fallait donner aucun crédit à ce genre de proposition. Elle avait dit "au moins nous trouver un abri" comme elle aurait dit "nous trouver une chambre d'hôtel", mais il pressentait le piège. Il s'agissait de se raisonner, rester froid, mobiliser pour cela tous les moyens possibles, même dérisoires, toucher un grigri, se mordre la lèvre, réciter un mantra, regarder l'heure, penser au dîner, etc.
« Là-bas, j'ai l'impression... Oui : un préau. »
S'y trouvait une vieille camionnette, certainement abandonnée. Agnès broda une historiette où on les voyait comme des voleurs de grand chemin faire démarrer ce vieil engin (lui qui ne connaissait décidément rien à la mécanique), se hisser dans la cabine et arriver à grand fracas dans la cour de la maison. La tête qu'ils feraient ! Il pensait, lui aussi, à la tête qu'ils feraient, en voyant Agnès dans cet état et lui, comme si de rien n'était. La tôle grise ondulée était rongée par la rouille. Manquait une roue à l'arrière, dont la hauteur était compensée par une pile de parpaings, le volant était cassé. C'était un modèle Citroën comme on en voit souvent dans les films des années 50 et 60.
On ne disait plus rien.
Elle restait debout, dans l'angle du préau le plus proche de lui, l'épaule appuyée contre un des montants qui soutenaient le toit de zinc martelé par les milliers de billes d'eau qui roulaient dans les gouttières. Un torrent jaillissait du goulot de fer-blanc suspendu en l'air à moitié de la hauteur du bâtiment. La chute avait creusé le sol malléable, fragile, et une ornière grise serpentait, se divisait en branches de plus en plus nombreuses jusqu'au chemin là-bas. Il lui suffisait de tendre le bras et il touchait la cambrure, le rebond de ses fesses, auxquelles la transparence complète du tissu imbibé donnait un air amusant, presque innocent au point d'excuser d'avance le geste. Cette courbe, rares sont les femmes qui ne l'ont pas irrésistible. Et ce ne sont en fin de compte que les circonstances qui, seules, font de l'homme immanquablement tenté un homme sage - il a ensuite tout le loisir de faire passer cette contrainte d'abstinence pour une sobriété dont il puisse se vanter. Il pensa que c'était souvent d'ailleurs pour rassurer une femme qu'en fait on désire. Et on espère qu'elle fera de cette garantie qu'on attend de nous la première formalité du pacte tacite qui la fera ensuite accepter de s'abandonner. Il était en train de se préparer à en parler, sans oublier un seul maillon du raisonnement : depuis la tentation que sa rondeur suscitait, jouant aussi de la surprise après qu'elle-même en avait usé sur lui, jusqu'au suspens ambigu dans lequel la laisserait sa conclusion... Mais cette chaîne qu'il fabriquait rapidement pour l'attacher fut, d'un coup sec, brisée ; les maillons tombèrent de toutes parts ; il était sans plan de défense.
- Décidément, tu me regardes beaucoup.
- C'est, pour ainsi dire, naturel... malgré moi… Tu es toujours aussi...
- S'il te plaît !
- Tout à l'heure, tu as eu l'air de vouloir dire quelque chose... et tu n'as pas fini ta phrase.
- Tu sais, vouloir dire quelque chose, je n'en ai souvent que l'air.
- Sérieusement...
- Je ne sais plus, moi !
- Alors la lettre que tu as lue, tu vas peut-être savoir ce que tu peux ou veux en dire.
- D’abord, personne ne meurt de ne plus être avec quelqu’un. On n’a pas le droit de dire ça. Ou si c’est ton enfant. Et quand bien même, tu ne le lui dis pas. Je te croyais au-dessus de ce genre de chantage affectif de faible.
- Je ne n’ai pas écrit que je peux pourrais pas vivre sans toi !
- Non, mais tu vas m’éviter le coup de l’interprétation abusive : c’est ce qu’on comprend entre tes lignes sinueuses. A moins que tu écrives sans rien vouloir dire. Ce qui pourrait être le cas tant ton écriture devient parfois illisible.
La pluie était plus clairsemée. Le ciel encore couvert, mais blanc, couvant un soleil et un azur qui perceraient bientôt et dont on sentait déjà la chaleur filtrer. Bastien s’approcha d’Agnès et elle se laissa envelopper entre ses bars. Ils restèrent un long moment ainsi, sans rien dire.
- Est-ce que ce n’est pas la même sensation ?
- Bastien, j’ai l’air parois idiote mais j’ai très bien compris ce qui motive ton retour vers moi, et ta fameuse lettre
- Tu vas dire encore que je pense avec ma queue, c’est ça ?
- Eh bien ! Tu vois, pas du tout. Je ne sais pas ce qui ne change pas, mais soit ! par contre, je sais ce qui change. On change. Tu cours après quelque chose qu’on a tenu entre nous, et je ne conteste pas, mais ce n’est pas là, entre nous.
Après un silence, elle reprit :
- Il me semblait... Je crois que tu semblais ne pas vouloir de mes nouvelles... C'est le moins qu'on puisse dire.
- Qu'en sais-tu ? On te l'a dit ?
- Non, mais...
- Mais tu n'as même rien fait pour savoir si oui ou non j'en attendais... si oui ou non j'attendais quelque chose.
- C'est vrai... Je n'ai rien fait pour en savoir plus, parce que tu m'as… tu m'as dégoûté.
- Je crois que tu n'as rien compris.
- Je crois, moi, que tu as tout fait pour qu'on n'y comprenne plus rien. Et puis, toi non plus, tu n'as rien fait pour me trouver.
- Qu'en sais-tu ? Tu étais parti. C'est un inconnu qui a ouvert la porte, quand j'ai sonné chez toi. Tu imagines ?
- C'est assez facile à concevoir, oui. Tu es encore en train de me monter une histoire. Ne joue pas, Agnès ! J'ai eu un mal fou à me sortir de tout ça, et tu vois, à peine je te revois une heure... Je n'en sortirai jamais complètement.
- Alors, il ne faut pas me revoir.
- Ce n'est pas si grave que ça...
- C'est à se demander ce qui t'avait pris... Je n'avais jamais ressenti quelque chose comme ça... On était vraiment fous... On ne peut pas penser, avant de vivre ça, qu'on peut se retrouver dans quelque chose d'aussi fou...
- Et au moment où on était tout près d'aller plus loin... mieux... C'était vraiment le début... Tu m'as fait subir tout ça... Tu étais hystérique... Et puis, comme si tu ne savais plus du tout ce que ça voulait dire, une étrangère.
- Et toi, bien sûr, tu as baissé les bras.
- Absolument pas.
- C'est ce que j'ai cru. Je ne savais plus du tout où j'en étais... Et je crevais de ne pas pouvoir tout plaquer enfin pour qu'on soit tous les deux. J'étais plus prête que jamais et complètement perdue en même temps. C'est une douleur qu'on ne peut pas expliquer. Oui, j'étais hystérique. Toi, tu t'enfonçais. Mais, tu sais ce qu'attendent les femmes hystériques ?
- Alors tu crois qu'on ne se serait pas compris. Simplement une crise ?
- Oui, mais, comme pour tout le reste entre nous, on était les premiers surpris de la tournure que ça prenait. Et là, on a été dépassé.
- Dépassé...
- J'ai eu peur. C'était trop énorme, et tu le savais. Tu le sentais aussi. À nous deux on devenait presque dangereux, sans rire ! J’ai eu peur. J'avais déjà quitté Mathias pour toi...
- Tu ne regrettes pas, quand même ! Et tu es partie parce qu’il devenait dingue. Je te retrouve, comme si je t'avais quittée, il y avait seulement quelques jours et que ça me paraissait des années.
- Ce qui veut dire, en clair, que je te manque.
Contre elle, ses mains courent sur ce corps comme pour n'en manquer aucun centimètre de chair, aucun recoin. Il voulut l'embrasser, ravoir le goût de ses lèvres... Elle s'écarta brusquement.
- Tu veux que je devienne ta maîtresse ? tu as dû savoir que j’ai commencé quelque chose avec Claude ? Non, ça ne mène à rien... Maintenant, ça ne mène plus à rien.
- Tu as « commencé quelque chose » ? Quoi ? C’est quoi ? Tu as commencé un boulot et il faut le finir ?
- Au fond, non, rien n'a changé. C'est bien ça, le plus grave, rien n'a changé, je te jure que c'est vrai, je le dis une dernière fois, et il faut absolument que ce soit la dernière fois. C'est autre chose maintenant... Le reste a changé... Je veux vivre comme c'est parti... J'ai la ferme intention d'avoir des enfants...
- Pas besoin d'en dire plus.
- Non, pas besoin. On s'est tout bêtement manqué... de très peu... Mais si on se laisse aller... Là, ce serait de la folie furieuse. On n'en sortirait pas indemne. Et on entraînerait les autres avec. Et puis, ça ne m’intéresse pas. Tu sais faire renaître les choses, tant mieux. Pas moi. Et si tu sais le faire, ce doit être pour autre chose. Les femmes ne sont pas si importantes que tu crois. Elles sont égoïstes et vaniteuses comme vous. Et dis-toi bien que ta lettre, tes lettres, elles ne peuvent rien contre ça. On ne crée pas l’amour avec des mots.
- Phrase du siècle...
Ils ne pouvaient plus parler.
La pluie avait presque cessé, le soleil à présent levait de vastes vapeurs d'eau suffocantes.
- Comment je vais faire ? On n'a pas le temps de la faire sécher... Et je ne peux pas rentrer comme ça, c'est comme si j'étais à poil !
- J'ai une veste dans mon sac. Tu vas la mettre quand on arrivera.
Ils reprirent leur chemin. Il aurait préféré que cette discussion n'ait jamais eu lieu... Être arrivé par le train de 18h22, avoir alors téléphoné à Claude, qui serait venu le chercher, être arrivé ainsi à la maison, la campagne détrempée par l'orage qui aurait passé, par terre des flaques d'eau brillant comme celles qu'il enjambait en ce moment. Et, plus que jamais, il la désirait.
- Elle l'a rencontré où, son mari, ta sœur ?
- Je crois que ça ne t'intéresse pas vraiment.
- Non, mais il va bien falloir retrouver son naturel, parler comme si de rien n'était.
- Claude va plutôt mal. Un de ses amis a disparu. C’est complètement fou. « Disparu » !
- Qui ?
- Tu ne le connais pas. Christophe, Christophe Grangier. Il habite la même rue que ma sœur. À Courbevoie.
- Courbevoie ?
- Eh bien... Oui. Il y a des gens qui habitent Courbevoie. Et figure-toi que cette histoire que tu m’as racontée dans ta lettre, le sujet de ton roman, ça se passe à Courbevoie. Donc tu connais. Et ton héros, avec ce fou dans sa maison, il ne s’appelle pas Christophe ? Ça, tu vois, je trouve que c’est vraiment plus intéressant que... que le reste.
Il s'arrêta, regardait les boucles rousses tombant sur son cou comme de petits serpentins...
- Je vais repartir.
- Comment ça ? Maintenant ?
- Maintenant.
- Mais qu'est-ce que je vais leur dire ?
- Rien du tout. On ne s'est pas vu. Je téléphonerai ce soir, je trouverai un empêchement. Je ne viendrai pas. On se verra plus tard, à l'occasion.
Ils restèrent immobiles, ne disant rien. N'aurait-il pas voulu qu'elle lui demandât de rester, pour elle ?
Elle lui rendit sa veste. Elle passerait par la porte de derrière et irait se changer tout de suite.
Ils partirent, lui revenant vers la ville, revenant sur ses pas, elle allant rejoindre les autres. Lui seul, bien sûr, se retourna, une fois.
Quand il fut dans le train, qu'il attendit plus d'une demi-heure, montrant sur les quais un visage de supplicié qui attend son tour, il sortit de son sac de voyage son calepin et le carnet noir où il n’arrivait pas à faire avancer ce roman qui ne faisait que l’enliser depuis un an dans ses propres angoisses, sa pitoyable envie de faire vivre des êtres avec des mots.