Pièce n°8 : 49 avenue Pasteur (Courbevoie)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lassitude ordinaire d’une fin de journée. Tout le corps, sans force, flotte comme un sachet d’herbes fades dans de l’eau à peine tiède. Quant à cette vacuité cérébrale, que d’aucuns considèrent comme une « saine fatigue », elle correspond, sans plus, au refroidissement, au relâchement des neurones sollicités pour les besognes successives, parfois urgentes, de la journée, neurones maintenus sous tension pendant des heures pour œuvrer à ce branle industrieux que tant d’individus qui vous cernent de partout vous imposent comme absolument indispensable, gratifiant, « intelligent ». L’impression qui résulte de l’arrêt de l’activité ne procure aucun bénéfice moral : ce n’est pas un repos mérité, mais un vide qui peut s’avérer traître, sordide, maléfique. Pour éviter le risque d’une dérision généralisée de la part d’une conscience soudain en danger de lucidité, il est préférable de suivre positivement, comme pour les heures de travail, les indications, les programmations, les fléchages qui garantissent la récréation la plus convenable et rentable qui soit – de quoi vous animer, vous remuer, puis finalement vous endormir.

Mais, il faut en convenir : pendant plusieurs années, Antoine Martinot n’aurait su se distraire (et donc s’occuper), et il n’aurait su s’opposer à cette inertie si naturelle, et, en même temps, si inquiétante.

 

Pour autant ne lui échappait pas le sens, le bon sens, de ce qui l’occupait cinq jours par semaine, à peu près cinquante semaines sur cinquante-deux. Non, c’était même tout à fait clair, tellement évident que pour s’en rendre compte, ce dont il avait besoin ne pouvait guère s’apparenter à une forme de réflexion. La fonction qu’il occupait, au sein d’une société commerciale, réplique miniature, comme il se doit, de la Société humaine tout entière, société humaine qui, pour être au maximum de son potentiel, duplique son schéma sans fin, dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand ; sa fonction, donc, ne présentait aucun intérêt à être investie plutôt par lui que par n’importe qui d’autre et cela devait justement, bien évidemment, le rassurer, et même attribuer une parfaite innocuité à toute éventuelle originalité de sa part, de la part d’on ne saurait quoi en lui, tout accident d’aspiration personnelle sans utilité, tout accident d’idée qui n’aurait correspondu à aucune compétence conformément attendue de lui.

Antoine Martinot était tout simplement quelqu’un d’autre, parmi tant d’autres, c’était entendu, cela suffisait. Et il exprimait, comme tout un chacun, à l’occasion régulière des rituels prévus à cet effet, et sans une ombre même fugitive de perplexité, sa gratitude envers un monde qui épargne à l’homme les éventuelles angoisses d’une vie trop intérieure. Le bonheur lui était aisé : il consistait à surveiller, vérifier, répéter l’ensemble des actions qui se suffisaient à elles-mêmes sans qu’on leur cherche plus de sens, qui étaient attendues de lui, et qu’il attendait de lui-même.

 

Il avait bien eu, pendant son adolescence, l’ambition, du reste, assez commune, d’être lui-même, voire quelqu’un. Mais il avait heureusement compris que les velléités et les débordements de ses erreurs de jeunesse, comme il se doit, avaient conformé son être selon le bon équilibre, selon les bonnes dispositions, les bonnes mesures de ce qui lui convenait le mieux, en éliminant tout le superflu. Pourtant, tout avait concouru, au fil des ans, à cette singulière léthargie, cette lente et inéluctable asthénie qui l’immobilisait chaque soir, chaque nuit, dans le salon de son appartement, dans ce silence seulement effleuré par les rumeurs assourdies du dehors : comme s’il tombait malade à la fin de chaque journée, pour se réveiller le lendemain matin dans la plus pure inconscience de la vie éveillée.

Cette sorte de syncope, d’accès de ce qu’il est convenu d’appeler un état de déprime (pour le moins) relevait sans nul doute d’une forme de maladie, et il se gardait d’en confier quoi que ce fût aux autres. Sa lassitude était muette, comme une sorte d’enterrement sans oraison ni pleur. Et cela défiait l’entendement : trouver une forme de bonheur, sûrement pervers, malsain, dans cette absence, cette inhibition aberrante et vaine, alors qu’il aurait dû s’en faire soigner, alors qu’il était loin de l’ombre vaste qui régnait là-bas, dans les quartiers perdus, les terrains vagues, les limbes confuses des inutiles, des déviants, des réfractaires.

 

Ce paradoxe lui devint de plus en plus évident et donc, dans le même temps, de plus en plus difficile à supporter. Or, un être qui ne peut ni ne veut plus bouger et qui ressent dans l’agrément que cela lui a procuré de plus en plus de raisons d’en être inquiété, risque le pire. Il avait donc soudain eu l’envie de se donner, lui aussi, le bénéfice du loisir auquel tout bon citoyen a droit.

Chaque vendredi soir, il sortit donc.

 

Après son travail, Antoine regarde monter, descendre, se déplacer, s’installer les usagers du bus qui s’arrêtera bientôt près de chez lui. Rien ne lui semble prouver la présence, dans ces êtres, d’une vie plus réelle, mieux fondée, que la sienne. Ils gardent pour eux leurs préoccupations, leurs dialogues secrets avec eux-mêmes, qu’il suppose sans grand intérêt à être connus. Et même les bribes de leurs conversations répètent ce qu’il lui semble avoir déjà entendu mille fois.

En les observant tous, un par un, hommes ou femmes, quel que soit leur âge, une sorte de dénuement uniforme transparaît, une sorte de « communauté d’idiote présence ». Chaque figure, sous ses traits, témoignant de l’arbitraire, du hasard pour nous tous d’être l’un ou l’autre, au point de n’être précisément aucun. Mais devrait-il s’en rendre compte ? L’inquiétude, voire la peur, suscitée par ce phénomène, une gêne un peu comparable à la perplexité dans laquelle on se trouve devant un sosie, l’effraie et pourtant le réconforte aussi.

 

Ses trajets en bus s’avèrent, somme toute, les épisodes habituels les plus sensés et clairs de son quotidien. Abandonnée au mouvement du véhicule qui la transporte, la machine « Antoine Martinot » est au point mort : mais sa masse inerte, juste remuée par les soubresauts et les déportements du véhicule, le comblait du plaisir certain de disposer là de tout, de tout ce qu’il pourrait utiliser au bon escient de son loisir.

 

Il allait bientôt pouvoir lui-aussi s’affaler dans un divan pour y siroter lentement des Gin-glaçons-rondelle-et-curaçao, en regardant s’agiter de frétillantes fesses et d’arrogantes poitrines, et converser sans compter sur des sujets tous indifféremment passionnants avec quelques rondelettes qui allaient remuer et se frotter contre lui sur le dance-floor. Et dans l’ombre portée des arches que les éclairages ne touchent que du côté de la grande salle, derrière les piliers des alcôves, quelque petite fleur charnue se laisserait découvrir et sourire entre des cuisses potelées, nues, posées sur le velours usé d’un des sofas, et laisserait couler sur le bout de ses doigts les gouttes mielleuses d’un accueillant préliminaire au coït… Alors, une nouvelle boucle serait fermée puis rouverte, un bref épanchement de matière parmi d’innombrables autres serait oublié là, dans l’immense rhizome purulent, l’immense cycle perpétuel de la grande pieuvre humaine, aux mille tentacules emmêlés, empêtrés, gluants, tantôt entrelacés tantôt fuyants.

 

* *

 

Il rentre dans son appartement, il reste un moment immobile après avoir refermé derrière lui la porte. Sur toute la longueur du couloir, très sombre, à droite, se succèdent les quatre portes, fermées, de la cuisine, de la salle de bain, des deux chambres ; puis, au bout, c’est l’ouverture directe sur le salon, qui coupe l’ombre comme l’issue d’un tunnel. La lumière fauve de cette fin de journée irradie si intensément l’espace, projetant au bout du corridor parcouru quelques flammèches dorées, qu’au lieu de la pièce qui lui est familière, on pourrait s’attendre à une terrasse.

 

 

Après une douche méticuleuse, il a enfin pu se consacrer à l’un de ses rares plaisirs, maintenant bien ancré dans ses habitudes, chaque vendredi soir : dans l’une des deux chambres, entièrement aménagée en dressing, il a choisi avec soin son élégante tenue pour sa sortie. La sélection de chaque vêtement le conduit toujours à de longues et pointilleuses réflexions. Les tâtonnements, les tergiversations, les méditations préliminaires révèlent progressivement l’impression d’ensemble qui doit le guider par la suite. Toutes sortes de raisons plus ou moins claires président à cette forme d’inspiration : état d’esprit du moment, hasard des trouvailles en prospectant dans sa vaste garde-robe, circonstances de la journée, réminiscences aléatoires, disposition particulière à vouloir d’abord se séduire soi-même… Et une fois qu’il est inspiré, plus rien ne le distrait de cette progressive métamorphose qui le défait de son allure anonyme, de son costume d’homme invisible, pour le faire apparaître tel qu’il se veut et se sent lui-même. Le rite s’accomplit alors, requérant parfois près de quatre heures de soins, pour le mener enfin à des sommets de la distinction vestimentaire. La nuit est alors bien avancée et après les derniers ajustements, il ressort de son appartement et monte dans un des derniers bus qui circulent à cette heure.

En parcourant à pied la distance qui le sépare du lieu où commencera son voyage, il constate et mesure avec une intense satisfaction, un sentiment de revanche sur ce qu’il s’avoue enfin subir habituellement : c’est là l’effet que produit son élégance. Une élégance qui étonne, que l’on peut juger excessive, bien que ce quartier très éloigné, bigarré, mêlant de multiples cultures et peuplé de marginaux, habitue l’œil aux allures qu’on estimerait, ailleurs, singulières et dangereuses. Il est vrai que le blanc, en automne…

Dans le ciel qui commence à s’assombrir, la grande lueur, qu’on aperçoit au-dessus des immeubles et au fond des abyssales ornières creusées par les rues, étend ses teintes de brasier, orange et or, dont on trouve étrange qu’elles ne produisent aucune chaleur, comme on s’étonnerait, avec un certain malaise, de ne pas entendre de bruit alors que quelqu’un articulerait des paroles devant nous : un ciel aphone, un ciel aux couleurs chaudes et pourtant glacial, mort. On pourrait croire une toile de fond.

Antoine presse le pas, car la fine étoffe de sa tenue, mal adaptée à la saison, le protège peu de l’amère fraîcheur qui partout se répand, inondant les trottoirs, les coins des rues, et imprégnant ses chaussures. Lui qui s’enrhume très facilement et a la gorge fragile, il ne tient pas à passer son week-end écrasé de fièvre dans son lit et toute la semaine prochaine torturé par les douleurs d’une pharyngite aiguë.

Son inquiétude et son empressement sont récompensés, puisqu’il aperçoit bientôt le bus qui arrive alors qu’il n’a plus que quelques mètres à parcourir.

 

Il s’assoit tout au fond, dans le recoin proche de la porte arrière.

Au démarrage du bus, l’excitation, plutôt exagérée, du voyage qui commence, pourtant sans augure de découvertes extraordinaires et d’horizons exotiques, ressuscite en lui la naïve fascination de l’enfant qui, pour la première fois, se trouve dans un train et le sent bouger, avancer de plus en plus vite. Encouragé par l’incongruité de cette réaction spontanée, il décide ce soir-là de se laisser mener jusqu’au terminus de la ligne, dans des quartiers qu’il ne connaît pas du tout.

L’épaule appuyée contre la vitre, il s’abandonne au doux plaisir de laisser son regard flotter au gré du mouvement, avec une attention superficielle, mais qui toutefois ne se rompt pas. Se succèdent sur les trottoirs les scènes aléatoires d’une animation qui semble sans aucun ordre, mais dont il ressort pourtant des rythmes et de fugitives chorégraphies. La teinte gris-bleu qui s’étend partout et progressivement s’assombrit avec la complète disparition du jour, creusant dans les rues de nombreuses zones ténébreuses, ne se pose pas simplement sur les passants et sur toutes les choses, elle en émane et elle manifeste leur métamorphose en figures uniformes du théâtre énigmatique de la nuit.

Et dans les clartés des réverbères à présent allumés, émergent parfois des lieux et des êtres empreints quelques instants de l’hallucinante apparition d’une âme.

Mais l’attention qu’Antoine porte à cette métamorphose des rues, et à tous ses petits événements anodins, se trouve soudain arrêtée, altérée, gênée. Dehors, l’obscurité est devenue telle derrière la vitre que viennent s’y superposer les reflets de ce qui se trouve à l’intérieur du bus : les cadres des vitres à l’opposé, derrière lui, les tubes d’acier luisants, les silhouettes de quelques passagers, la pâle image de son propre visage qu’il ne reconnaît pas tout de suite, le laissant un instant surpris, interdit, troublé. Et pour échapper alors au malaise qui l’envahit rapidement, il détourne le regard afin d’observer les individus, bien réels, parmi lesquels il occupe sa place, et qui ne sont pas nombreux, l’heure de pointe passée.

À sa droite, à sa hauteur, mais de l’autre côté de l’allée centrale, un jeune couple. Ils sont collés l’un à l’autre, muets. L’amour peut tout aussi bien trouver dans le mutisme l’expression du sublime ou celle de la médiocrité. Et à bien les regarder, leur union ne donne en effet aucune raison de parler : ils se sont trouvés, voilà tout, il n’y a plus rien à dire, comme on arrête tout discours lorsque l’ineptie atteint une invincible perfection ; vérifiant le proverbe « Qui se ressemble s’assemble », d’une façon si nette que cela produit un effet caricatural et un peu comique, avec leurs deux pâles figures qu’on ne s’étonnerait pas de voir attachées à un même corps, comme les deux têtes similaires, et qui parfois s’embrassent avec des élans de larves, d’un seul monstre mythologique. Deux visages à la peau épaisse, produits par un mauvais peintre qui sauve piteusement par une froide symétrie scolairement calculée des traits non pas sobres mais simplistes, sans inspiration. Deux êtres proprement dessinés, lissés, finis. Pas de bonheur plus sûr que celui de la petitesse.

Rien n’énerve davantage Antoine que les couples où l’un et l’autre se ressemblent, s’imitent, se singent, confondant dans cette identité leur absence d’identité. On voudrait les décrire, on ne parviendrait qu’à aligner la minimale mention des ingrédients les plus communs à tout visage, sans aucune marque de caractère. La physiognomonie des anciens s’y perdrait. On imagine un instant leur transpirante copulation, puis on écarte vite de son esprit cette vision de chairs qui fait froid dans le dos. On comprend ce que peut recéler d’éminemment nuisible le sentiment amoureux quand il menace de s’épanouir au cœur de la fange et, qui plus est, menace d’augmenter l’espèce humaine d’une autre vaine progéniture.

Mais aussi, quel plaisir de pouvoir se permettre de telles pensées ! C’est bien là la récompense dont il peut jouir en secret.

Il sait bien que cette hostilité ne manquerait pas de valoir le diagnostic d’une maladie mentale vivement réprimée par les lois de l’obligatoire santé… Encore aurait-il eu assez de bon sens pour livrer cette perversion aux défoulements bénéfiquement convenus des « jeux de rôles » que tous pratiquent non seulement sans peur mais avec une certaine gratification de la collectivité, mais non… Il lui faut donc à la fois penser cela et le cacher.

La fille se penche un peu en avant et jette un regard sur Antoine, puis elle murmure à l’oreille de son double. Le corps informe qu’ils constituent à eux deux s’ébranle de secousses, avec les bruits de narines que provoque la compression de ricanements contenus.

Son allure de dandy étonne, là, au milieu. La raillerie des êtres grossiers est une triste tentative de réduire à leur taille ce qui les dépasse.

Antoine porte son regard plus loin, en face, vers deux individus debout, tenant chacun d’une main la barre métallique longeant les appuie-têtes des deux sièges qui se trouvent derrière eux. Leur conversation ne cesse pas, ou parfois seulement quelques secondes, mais sans signe d’émotion, et le son de leurs voix est inaudible. On pourrait même croire qu’ils exécutent des mouvements de lèvres sans réellement parler. Et durant ce jeu dénué de sens, leurs yeux immobiles, dans la direction d’Antoine, traversent celui-ci comme s’il était transparent, comme s’il n’était pas là. Et eux-mêmes, avec leurs visages blêmes, exsangues, absents, ont l’air de deux spectres empruntant le bus pour regagner leurs tombes dans quelque cimetière de banlieue. Leurs jeans effilochés, râpés, troués, délavés, leurs sweats grisâtres, élimés, fripés, sont dans un état de décomposition qui pourrait fort bien sentir la moisissure du cercueil. Leurs chaussures de sport, qui détonent par leur surprenante propreté, paraissent neuves, comme si on les leur avait prêtées juste pour le temps de leur permission.

Plus loin, vers le chauffeur, un petit vieil homme vêtu de noir, la tête couverte d’un chapeau : le guide, sorti des bureaux des Enfers pour ramener ces quelques spécimens d’avortons de l’humanité à leurs niches souterraines.

Mais le bus vient de s’arrêter, les portes, avec leurs pistons bruyants, se sont ouvertes, et les deux cadavres descendent, font quelques pas en diagonale et arrivent rapidement au seuil d’un bistro, où ils entrent et disparaissent. Les lueurs, sans d’autres nuances que l’orange et le bleu, plongent tout l’intérieur du lieu dans une nuit paradoxale faite de lumières ; et derrière les grandes baies vitrées, comme dans une sorte de grotte phosphorescente, des silhouettes noires se confondent, se disloquent, se croisent, des ombres confuses s’agitent sur les murs, créant des figures aberrantes.

 

Une jeune femme vient de monter et s’est placée à l’endroit où se trouvaient les deux individus équivoques.

Elle revient sans doute de son travail, car son tailleur strict, sombre, sous la gabardine beige laissée ouverte, son sac à main très quelconque, le chignon retenant ses cheveux blonds, ses chaussures aux bouts un peu râpés ne conviendraient pas à une soirée ; à moins qu’elle ne puisse, ou qu’elle ne sache, faire preuve de plus d’élégance. Mais si elle termine si tard sa journée de labeur, on peut se demander pourquoi elle ne s’assoit pas.

Ses doigts tortillant la bandoulière du menu sac que sa main droite serre fermement, ses regards parcourant sans cesse l’intérieur du véhicule, et s’attardant fréquemment quelques secondes dans la direction d’Antoine, trahissent de la nervosité. L’intense activité cérébrale et l’instabilité insolite que dénotent ces indices, confèrent à cette femme une vie sensiblement plus réelle que celle des spectres parmi lesquels elle semble inquiète et perdue ; des spectres moroses dont Antoine se voit soudain très contrarié de faire partie, bien que son allure, à son sens, doive l’en démarquer assez clairement. C’est comme une échancrure de vêtement déchiré, ou qui bâille, laissant apparaître fortuitement une surface de chair un peu intime : le comportement intrigant de cette femme préoccupée par on ne sait quel souci, on ne sait quelle menace, dévoile aux yeux d’Antoine une fibre humaine palpitante à laquelle il s’étonne d’être si sensible. Cette découverte intempestive, dans ce voyage déjà plongé loin dans une morne hypnose de nuit solitaire, le captive, l’émeut, et l’agace aussi.

Mais n’a-t-il pas déjà vu cela ? N’a-t-il pas déjà croisé cette femme, où une autre de son espèce ?

Le bus ralentit et elle s’avance tout à coup vers la porte, elle descend déjà une marche. Elle tourne un instant la tête vers Antoine. Le regarderait-elle ?

Arrêt. Ouverture des battants. Saisi soudain d’un élan impulsif, il se lève de son siège. Il fait quelques pas… Elle est sûrement déjà sur le trottoir. À nouveau le bruit de locomotive à vapeur qui annonce la fermeture des portes… Il va tenter de sortir. Elle reparaît. Elle remonte. Antoine fait volte-face et va rejoindre son siège. Le bus redémarre. Puis, alors qu’il regarde vers le fond, il entrevoit, dans l’ombre qui règne à cet endroit, sous le néon défectueux, ou même grillé, une silhouette qui surgit précipitamment de la porte arrière. Il s’agit d’un homme. Antoine comprend alors que la jeune femme ne jetait pas des regards inquiets vers lui, mais vers cet individu mystérieux qui, vraisemblablement, est également descendu puis remonté, en même temps qu’elle.

Elle a bel et bien peur et il sait maintenant de qui. Son infructueuse tentative de fuite la rend d’autant plus vulnérable : elle ne peut plus lui échapper.

Cette inconfortable situation devrait naturellement provoquer de l’angoisse chez Antoine, la conscience partagée entre le devoir d’aider une personne en péril, la crainte de s’exposer soi-même, inconsidérément, au danger, la crainte de se tromper, d’interpréter de manière fallacieuse des indices en vérité sans incidences et alors de se ridiculiser. Et face à de telles considérations contradictoires, et devant l’énorme difficulté de définir un mode d’action efficace en cas d’intervention, c’est l’inertie, l’inhibition, le malaise qui devraient le paralyser. Mais monte en lui un surprenant élan de sympathie, voire d’empathie, dont il se croyait épargné définitivement. Cet accès d’humanité l’enthousiasme et l’irrite en même temps. Impossible dorénavant de rester passif, il en sait trop.

Nouvel arrêt. Terminus. Le jeune couple siamois et larvaire s’extirpe de sa place, glisse de la banquette, puis bascule du haut des marches pour choir dans l’obscurité de la rue. Quelques marques de baves mouillent-elles les sièges ? Non. Juste avant que les portes ne se referment, pour le retour dans le centre-ville, la jeune femme se précipite à nouveau et descend. Antoine regarde derrière lui : plus personne. Il bondit vers la porte, se faufile entre les deux battants qui se rapprochent l’un de l’autre et il se retrouve sur le trottoir.

 

 

Tout au bout, à l’angle d’un immeuble aux façades de verres noirs où se reflètent les lueurs blanchâtres des réverbères, tout au bout de la rue, déjà, la silhouette fébrile vient de disparaître, à droite. Et une sorte de fantôme reptilien se glisse et ondule le long du mur à la limite duquel il s’arrête. Puis, dans un soubresaut soudain, cela fait deux pas de plus et disparaît à son tour, suivant le même chemin. Il faut presser le pas. Hors de question de les perdre de vue. Qui sait ce qui peut arriver ?

Antoine bifurque au même endroit et aperçoit, à cent mètres environ, la jeune femme montant rapidement un escalier qui mène à une rue transversale, une rue qu’un pont fait passer au-dessus de celle où il se trouve alors. Nulle trace de son inquiétant poursuivant. Sous le ciel noir, limpide, étoilé, entre les bâtiments éteints, les trottoirs, la chaussée, tout l’espace est vide. Il vaut mieux ralentir. Il peut s’agir d’une ruse. On peut l’avoir remarqué et l’attendre, dissimulé derrière un des arbres qui se succèdent à gauche, le long de ces grilles. Pourtant, n’a-t-il pas été très discret ? Et préoccupé par sa poursuite, l’inconnu perdrait-il du temps à regarder s’il est lui-même suivi ? Il est probable, en fin de compte, qu’il a emprunté une autre voie, plus rapide, plus traître, un raccourci. Antoine ne connaît pas du tout ce quartier dont les rues semblent se diviser, se croiser, se rejoindre ou s’éloigner les unes des autres comme les couloirs d’un labyrinthe. Trêve de tergiversations ; une femme est visiblement en danger et, à présent, abandonner le rendrait complice, coupable. Il court jusqu’à l’escalier et en atteint le sommet, aussi vite que sa tenue délicate le lui permet. Les talons de ses chaussures le gênent et il ne faudrait surtout pas que l’un d’eux vienne à casser. Le bruit qu’ils produisent en martelant les marches métalliques risque de signaler sa présence, mais, après tout, cela peut aussi dissuader l’agresseur. Faut-il même se montrer ? Serait-ce la meilleure tactique pour venir en aide à la pauvre fugitive, qui, déjà, atteint l’extrémité du pont ? Ou serait-ce plutôt le plus sûr moyen de devenir soi-même une autre proie, exposée à la folie d’un esprit dont on ignore de quels accès de violence il est capable ?

Elle traverse tout droit le rond-point et se dirige vers les chapiteaux enténébrés qu’élèvent là-bas les arbres serrés d’un square. Elle commet là une imprudence qui témoigne certainement de son affolement grandissant. Le lieu, en effet, plairait idéalement à un sadique prêt à perpétrer son crime. Il faut à tout prix la rejoindre. Il faut la protéger. Déjà l’appréhension atroce d’un cri d’effroi et de douleur lancé dans la nuit serre la gorge d’Antoine, qui recommence à courir. Le mouvement de ses jambes tire sur les attaches du porte-jarretelles et il est à craindre que cette coquetterie érotique ne résiste pas longtemps. Il pense un instant s’arrêter et enlever ses bas, mais ce serait une perte de temps propice au drame qu’il pressent imminent. Alors qu’il arrive à son tour au rond-point, un coup de vent s’engouffre sous la corolle de sa robe et fait rouler son ondée glaciale sur la chair de ses cuisses et de ses fesses que sa fine lingerie de dentelle laisse nue. Cruelle et pathétique ironie du sort que de devoir accomplir des exploits sportifs dans une telle tenue !

Le chemin qui coupe de part en part le square ne s’étend guère au-delà d’une cinquantaine de mètres. Lorsqu’il ressort, il la voit se précipiter vers un taxi, mais la voiture démarre avant qu’elle ne se fasse remarquer du chauffeur. Elle a dû se rendre compte qu’un autre individu la suit. Alors qu’il s’agit de lui venir en aide, elle va sombrer dans une terreur sans fond.

Antoine se retourne un instant, sans cesser de marcher. Il aperçoit, derrière lui, surgissant des halliers noirs bordant le square l’ombre du chasseur qui maintenant traque deux proies en même temps.

La jeune femme vient de passer sous un porche. C’est une nouvelle erreur, encore plus grave. Elle ne peut pas s’échapper. C’est une cour intérieure qui donne sur les bâtiments déserts d’une petite miroiterie, et non pas sur des habitations où elle pourrait alerter quelqu’un. Un cul-de-sac. Il faut l’avertir. Il faut la tirer de ce faux pas qui peut lui être fatal, atteindre le porche assez tôt pour l’interpeller, l’assurer en même temps de ses bonnes intentions et l’enjoindre de sortir très vite, avant que l’autre ne fonde sur eux. Mais, justement, où est-il passé ? Antoine, qui s’est arrêté sous l’arche, constate avec stupeur que la place circulaire où trône le terre-plein central est parfaitement vide. Il est malheureusement probable qu’un autre accès existe et soit bien connu de l’agresseur.

Quelques enjambées, quelques mètres encore. Elle est là, il la voit, mais l’ombre se tient déjà près d’elle et s’approche. Il peut encore la sauver, quelques pas seulement. Crier au secours ? Inutile. Un bras se tend, un objet pointu tenu à la main. Ce n’est pas possible. C’est trop simple ! Il va saisir ce bras meurtrier, il va réussir à le saisir ; il va empêcher ça ; il va mettre fin à cette folie. Mais il est trop tard déjà… Le premier coup est porté, la lame transperce la chair, incroyablement tendre et molle. Bruit de déchirure dont le détail étrange mortifie la raison, qui appartient horriblement à la seule réalité humaine qui soit, mais faisant penser à la déchirure qu’un boucher inflige à un morceau de viande. Puis d’autres coups encore, labourant le ventre de la victime qui ne peut même pas émettre un cri. Multiples giclées de sang… Non ! Pas ça ! Pourquoi ? Mais ça ne sert plus à rien, le corps sans vie s’est écroulé.

Antoine, interloqué, horrifié, incrédule, regarde la lame de métal couverte de sang épais, là, dans sa main droite. Il se baisse alors et regarde de près la jeune femme inerte, les yeux grands ouverts.

Que faut-il faire ? Fuir.

La jupe de la victime est retroussée : là, sur le tissu de la petite culotte la trace de sang de la lame essuyée. C’est bien sa signature.

Il faut partir, vite, quitter cette épouvantable et sublime scène de cauchemar.

En rejoignant, à pied, son quartier, Antoine jette parfois un œil inquiet derrière lui ; mais l’ombre menaçante de l’inconnu a disparu. N’arrivera-t-il donc jamais à temps pour les sauver ?

Romain CARLUS

AVERTISSEMENT

 

Ce site réunit et reconstitue l'oeuvre de Romain Carlus : les rubriques sont donc évolutives, se remplissant à mesure que les manuscrits sont traités.

 

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"En travaux" : l'oeuvre est en cours de traitement avant d'être entièrement publiée

"À suivre" : l'oeuvre va être complétée progressivement

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