Pièce n°9 : 46 avenue Pasteur (Courbevoie)
Ce fut une journée qui n’en finissait pas, sous un ciel tout à fait hermétiquement couvert et sombre, sans jamais aucune éclaircie. La lumière provenait plutôt des rues elles-mêmes, de l’asphalte, des bâtiments, des vitres, des voitures. Même la moindre lueur des cigarettes aux petits bouts de braises rougies par le souffle mesuré des fumeurs participait à la persistance du jour menacé sans cesse de s’éteindre. Claude marchait avec empressement, autant qu’il le pouvait, dans cette confuse et vaste irradiation des choses ; nerveux, fébrile, inquiet, sans parvenir à vaincre la lourdeur de ses jambes, la douleur de sa trop courte respiration, le roulis un peu nauséeux qui l’hébétait, cette migraine lancinante, tournoyante et brumeuse qui martyrisait, déformait, surchauffait les arcs électriques et les auras magnétiques de sa pensée fibrosée : c’était comme l’inflammation d’un muscle enflé. On eût dit un mal de dents, ou une gingivite, qui lui torturait toute la tête.
Fouillant dans la poche extérieure de son sac, il s’empara des clés de la maison avec une rage de désespéré. Il n’en revenait toujours pas que cette journée eût été aussi longue. Il ne se rappelait même plus comment elle avait exactement commencé. Mais là, avoir franchi le portillon, toujours ouvert, du petit jardin, le rassura. Il suivit avec soulagement les petits pavés bordés de bégonias bien ordonnés, monta les trois marches en sentant ses poumons se désencombrer enfin. Le tour de clé dans la serrure puis la pression de son bras sur la porte laissèrent sortir et le ravir l’odeur familière du foyer. Il referma derrière lui, posa négligemment son imperméable sur la commode en acajou de l’entrée, laissa tomber son lourd sac sur le sol de tomettes et enfin se libéra de sa veste de velours côtelé sur une des deux chaises, chacune placée à la bordure des deux portes se faisant face et menant aux pièces du rez-de-chaussée.
Comme il s’en était douté juste un instant avant d’entrer, en levant les yeux le long de la façade, on avait allumé toutes les lampes ; aux plafonds, aux murs, sur les meubles. Il parcourut d’abord, à gauche, le salon et la petite salle à manger. Un pressentiment lui fit observer, vérifier, la présence habituelle des meubles : les trois fauteuils crapauds de velours pourpre à capitons, en arc de cercle devant la table basse de style empire - dont il aimait beaucoup le marbre aux motifs filandreux, sinueux, stellaires, blancs ou argentés, sur un fond noir ; le canapé en face, d’allure plus récente, aux contours rectilignes, aux angles droits, comme un agencement de quadrilatères, en toile épaisse gris souris ; l’armoire normande, les guéridons avec les plantes vertes descendant comme des guirlandes jusque sur les tapis ; et, là, contre le radiateur sous la fenêtre, touchant le bas du double rideau en satin fuchsia, une grosse valise en cuir, posée à plat, et avec de larges sangles dont les boucles sont ouvertes. À qui cela peut-il appartenir ? Ni lui, ni Anne-Sophie ne possède ce bagage. Et si elle l’avait acheté récemment, pourquoi le laisser là ?
Il s’approcha dans l’intention de l’ouvrir, mais plus à droite il aperçut, au bord de seuil entre le salon et la salle à manger un entassement de trois sacs de voyage. Il passa dans cette autre pièce : une étroite salle, assez profonde, la table rectangulaire et les six chaises, parfaitement au milieu ; les murs tapissés de moire noire, festonnés avec du fil d’argent à la limite du plafond. Un plafond auquel est suspendu le seul éclairage : un lustre de verroterie grisâtre projetant des losanges superposés de lueurs aux intensités variables mais qui dans l’ensemble baignaient cet espace d’une lumière faible. Un amoncèlement d’autres sacs et de valises occupait la table, avec d’autres paquetages de dimensions et formes diverses.
Claude rejoignit très vite le vestibule et fit irruption dans l’autre moitié du rez-de-chaussée, pensant évidemment y retrouver sa chère et tendre Anne-Sophie, si ordonnée, si bonne ménagère, si méticuleuse. Mais la cuisine renfermait une foule de gens inconnus. Alors qu’il n’avait strictement rien entendu depuis l’autre côté, un vacarme incessant de paroles, de rires, d’exclamations, remplissait l’espace. Des hommes, des femmes d’âges variés, habillés de manières fort différentes, en austères tenues de ville, ou en tenues négligées d’intérieur, ou en débraillés crasseux, se parlaient rapidement, avec une grande animation, avec beaucoup d’enthousiasme, dans de multiples langues difficiles à reconnaître ; ils riaient, s’échangeaient des plaisanteries, s’interpellaient, et peu d’entre eux restaient en place : on se servait du café, on sortait des paquets de biscuits d’un placard pour les jeter sur la table, on sortait des assiettes, des verres et des couverts, on s’asseyait, on se levait, on ouvrait le frigo, le four… Et personne n’hésitait devant les rangements et pour trouver tous les ustensiles nécessaires.
Le bruit, bien que constant, ne provoquait pas pour autant de gêne. Tout ce petit monde échangeait intarissablement de sympathiques propos avec une intonation et des physionomies dénotant une franche mais sereine gaieté, faisant montre d’une immédiate complicité, dont l’aisance prouvait qu’elle remontait à une date très lointaine, comme quelque chose entre des amis de longue date qui ne se voient pas souvent mais heureux de se retrouver entre leurs voyages… se lançant des regards de connivence, s’adressant des gestes elliptiques, des signes sibyllins. On avait remarqué la présence de Claude, qui circulait entre eux et qui les dévisageait, sans jamais reconnaître personne, et qui les écoutait, sans parvenir à rien comprendre : il s’agissait d’un mélange de nombreuses langues, mais pas simplement réparties naturellement entre chaque personne, ou petit groupe de personnes, mais plutôt découpées, dispersées, mixées en petits morceaux de langues différentes dans la bouche de chaque prolixe locuteur. Il sembla bientôt à Claude que son nom revenait de plus en plus dans les conversations. Et que disaient-ils de lui ? En vain passait-il d’un inconnu à l’autre pour leur demander des éclaircissements sur leur présence : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? ». On ne lui répondait pas. Ou bien peut-être le faisait-on, mais dans un charabia impossible à décrypter. « Mais qui êtes-vous donc ? »
Pourquoi donc Anne-Sophie les avait-elle fait entrer ?
Quand il accéda au dégagement au fond de la cuisine, et où se trouvait un cellier et des toilettes, il ne put faire plus de trois pas : c’était bondé. On sortait, on entrait en se serrant, en le bousculant un peu, en lui écrasant les pieds.
« Mais qui êtes-vous ? Pourquoi vous ne me dites pas qui vous êtes ? » A force de le demander à droite à gauche, il avait le tournis, il commençait à sentir lui remonter rapidement une pesante et corrosive migraine. Il se rappelait et opposait à cette agression l’uniformité intemporelle de sa journée de labeur, aux Archives, où rien n’avait pu laisser appréhender une telle aventure, où, de ce centre inerte de l’univers, de cet œil mort de l’univers, de ce ventre stérile, se propage l’onde régulière qui nivelle et annule tout ce qui pourrait avoir la prétention d’improviser quelque événement imprévu, quelque débordement.
Enfin Anne-Sophie apparut.
Elle venait du fond, où pourtant il ne l’avait pas vue un moment plus tôt. Elle s’arrêta devant lui. Mais juste deux secondes. Il n’eut pas le temps de lui adresser la parole. Et lorsqu’il prononça ces quelques questions précipitamment : « Mais qui sont tous ces gens, que font-ils ici ? Pourquoi tu les as fait entrer chez nous ? », elle avait atteint déjà l’entrée de la maison, se tourna vers lui. Elle se mit à rire. Elle se moquait de lui avec ostentation, devant tout ce monde qui commençait alors à rire aussi, de plus en plus fort. Elle eut un mouvement soudain et singulier de la tête, vers le haut, en rentrant le cou en même temps entre les épaules, les yeux levés au plafond. Ces cheveux blonds passèrent d’un côté à l’autre de son front. Puis elle avança et disparut derrière le mur de la cuisine. Claude courut alors la rejoindre. Mais elle avait disparu. L’autre côté était à présent rempli aussi de gens. Il se tourna vers l’escalier montant à l’étage : il devait aller là-haut, aller voir dans la chambre, dans la salle de bain, le bureau. Mais voilà que sa belle-sœur, Nathalie, apparut, sortant du salon et lui saisissant avec force l’épaule gauche.
Aller à l’étage ? Pas question. Il fallait bien plutôt la suivre.
Ils vont alors au fond de l’entrée, jusque dans l’étroit passage sombre entre le mur et l’escalier. Elle ouvre la porte en biseau qui conduit à la cave. Elle promet que l’explication ne peut lui être révélée qu’à l’écart de tous. Claude se sent exaspéré, il tremble, il sue de partout, il pourrait se mettre en colère, mais il veut tout savoir. On lui a fait peur. Et puis sa belle-sœur, en lui parlant avec douceur, découvre ses épaules joliment rondes et luisantes, ouvre un peu le décolleté de sa robe de taffetas vert aux reflets mauves. Elle saisit entre le pouce et l’index de sa main gauche le papillon de l’interrupteur de bakélite brune et elle le tourne d’un coup sec dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. La lumière jaune provenant d’en bas, de la voûte, se projette sur les premières marches. Il la suit de près, en posant le pied avec précaution sur les briques poreuses et glissantes. L’air est tiède et humide ; on sent la moisissure, la terre, la poussière, mais Claude aime ce lieu paisible. Le tumulte là-haut est à peine audible à présent.
La jeune femme fait glisser sa robe jusqu’à ses pieds : la voilà enfin toute nue. Ses hanches larges et ses seins dont les pointes soudain rougissent, luisantes, tendues, frissonnantes :
« Tout va bien, maintenant. On va t’égorger, regarde là, il y a déjà des traces de sang sur le sable. La mer est trop loin. Et la douleur, il faut y penser. Ou bien alors je te la coupe, dès maintenant, sans te faire de mal, sans te faire de mal, mon enfant. Là, tu la mets là, je sers les cuisses et ça ne dure qu’un instant, et tu pourras la regarder ressortir de moi et tomber comme une petite crotte. »
Mais Claude recule, il disparaît lentement dans l’ombre, très lentement comme un animal qui se replie devant la menace du prédateur, dans l’ombre. Il ouvre la bouche pour crier, il ouvre grand la bouche, et c’est une nuée noire, acide et glacée qui se précipite d’un bond jusque dans sa gorge pour venir étouffer sa voix.