La main du serveur apparût dans le champ de vision du lecteur concentré assis à trois enjambées du zinc, cette main posa une tasse de café qui, avec la soucoupe et la fine cuillère d’inox, produisit le bref petit vacarme familier qui se répète tout au long de la journée dans les bars, et donc aussi dans celui à l’un des angles de ces deux rues se croisant : « Au Bon coin ».

« Merci ». Le lecteur releva la tête et en attendant que le café fumant refroidisse, il parcourut du regard ce qui l’entourait. Il observa notamment une jeune femme, âgée d’environ vingt-cinq à trente ans, assise près de la baie vitrée longeant le trottoir. Ses longs cheveux blond vénitien aux ondulations et torsades sophistiquées s’illuminaient par endroit sous la clarté du soleil dont les rayons tombant sur la devanture du bistro avaient traversé les nuages qui couraient fort vite sous l’effet d’un grand vent d’altitude dont on ne percevait rien dans les rues. Difficile de distinguer précisément la couleur de ses yeux : sans doute bleus, peut-être d’un vert amande. Ses traits sans irrégularité, mais avec des arrondis expressifs (sourcils, joues, lèvres, menton), séduisaient, inspiraient une confiance comme certaines sonorités d’une langue ou certaines couleurs répondent à sorte de disposition affective, d’attente, qui nous seraient naturelles. Ses mains fines aux poignets bordés de broderies anglaises que l’on retrouve sur l’ensemble de sa petite robe de teinte parme saisissent un étui à cigarettes sur lequel sont gravés des initiales qu’il est impossible de déchiffrer à cette distance.

L’observateur boit quelques gorgées de café, puis replonge dans sa lecture : « On peut donc en conclure, à l’issue de cette première partie de notre étude, que les rituels primitifs qui se sont établis sur des espaces circonscrits avec précision, sur un ensemble de déplacements des individus et des objets, et pour prononcer des mots qui ne désignent pas des choses ou des êtres présents correspondent à l’évolution décisive de l’Homme dans sa conscience des mots en tant que choses pourvues d’un pouvoir (kratos) et d’un ontos propres, bien au-delà de la fonction substitutive et de la fonction interactive.

Aussi, dans le second temps de notre étude, nous avons voulu quitter toutes les pratiques rituelles trop civilisées de nos mondes trop vieux et trop bien connus pour aller saisir dans leur spontanéité native ces premiers élans de poésie que sont les actes sacrificiels des tribus africaines. Une étape cruciale avant d’aborder le grand art de la conservation des êtres, des choses et des mots dont nous décrirons les techniques en révélant enfin l’ensemble cohérent de toute leurs vertus transcendantes. »

Il referma le livre et en relut le titre : « Taxidermie, momification et poésie rituelle dans les premiers âges de l’Homme ». Il déposa la monnaie à côté de la tasse, puis sortit et disparut au coin de la rue Pasteur. Le livre restait sur la table. Et un vieil homme, quelques minutes plus tard, qui exceptionnellement entra pour se reposer un peu de ses courses au marché Marceau, s’installa à cette même table.

 

 

Romain CARLUS

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